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[Proust, Marcel] Philippe Soupault. Marcel Proust . [Manuscrit autographe].
Description
- [Proust, Marcel]
- Philippe Soupault. Marcel Proust . [Manuscrit autographe].
« Vers six heures du soir, au coucher du soleil, on apportait sur la terrasse du grand hôtel [de Cabourg] un fauteuil de rotin. Pendant quelques minutes, le fauteuil restait vide. Le « personnel » attendait. Puis Marcel Proust s'approchait lentement, une ombrelle à la main. Il guettait sur le seuil de la porte vitrée la tombée de la nuit. Lorsqu'ils passaient près de son fauteuil, les grooms se parlaient par signes comme les sourds-muets. Puis les amis de Proust s'approchaient. Ils parlaient d'abord du temps et de la température. A cette époque - c'était en 1913 - Marcel Proust craignait ou semblait craindre le soleil. Mais le bruit lui faisait horreur.
Tous les habitants de l'hôtel racontaient que Monsieur Proust avait loué cinq chambres au prix fort. L'une pour y habiter, les quatre autres pour y enfermer le silence.
Quand, fasciné, je m'approchais de lui pour le regarder. Il m'adressait la parole parce qu'il avait appris que j'étais le fils d'une des jeunes filles en fleurs. (...)
Bien sûr, j'ignorais qu'il écrivait. Il ne parlait jamais de son oeuvre. C'est pourtant à cette époque qu'il écrivait À la recherche du temps perdu. Personne d'ailleurs ne semblait s'en douter. (...)
Je ne le revis que quelques années plus tard, après la guerre. Je savais qu'il était un écrivain puisqu'il avait eu la gentillesse de m'envoyer Du côté de chez Swann. On commençait à parler de lui. Mais il sortait de moins en moins. Je l'aperçus une nuit au Boeuf sur le toit. Il avait terriblement changé. J'allais le saluer et m'assis en face de lui. Il était fiévreux, anxieux même. Il parlait à voix basse. Il me demanda si j'étais retourné à Cabourg. Petite tirade sur Cabourg. Mais il avait l'air si fatigué que je n'insistais pas. Il se retira sur la pointe des pieds.
Quelques mois plus tard je lui envoyais Les Champs Magnétiques qui venait de paraître. (...) Un soir, vers huit heures, on sonne à ma porte. Un chauffeur me demandait si j'accepterais de venir parler à M. Marcel Proust qui attendait dans sa voiture devant ma porte. J'acceptais, bien sûr. Pourtant j'habitais à l'entresol. Qu'importe, Marcel Proust, emmitouflé, était assis dans le fond d'un taxi. On voyait briller ses yeux, comme ceux d'un hibou. Il me remercia longuement, trop longuement à mon gré, d'avoir bien voulu me déranger. « Je viens de chez les Bibesco qui sont vos voisins... Il n'aurait pas voulu passer devant ma porte, me précisa-t-il, sans me remercier pour l'envoi d'un livre « capital » (M. P. n'hésitait jamais à employer les superlatifs). Je suis si fatigué que je ne puis vous remercier très longuement comme je le devrais et comme je n'étais pas sûr de vous trouver je vous ai écrit une lettre. La voici. Il ferma soudain les yeux. Il paraissait épuisé. (...) »
Literature
Ce manuscrit correspond en tout ou partie au texte successivement publié dans : La Nouvelle Revue Française, numéro spécial « Hommage à Marcel Proust », n° 112, 1er janvier 1923 (« Marcel Proust à Cabourg ») ; Les Cahiers Marcel Proust, n° 1, NRF Gallimard, 1927 ; « Histoire d'un blanc », Au Sans Pareil, coll. Le Conciliabule de Trente, 1927. Réédité comme préambule aux Mémoires de l'Oubli, Lachenal & Ritter, 1986 ; « Profils perdus », Mercure de France, 1963 (« Marcel Proust ») ; Le Figaro Littéraire, n° 198 (« A Cabourg, avec Monsieur Marcel »).
Correspondance de Marcel Proust, éd. Kolb, Tome XIX, p. 446).
Catalogue Note
Précieux manuscrit de l’un des fondateurs du Surréalisme. Contrairement à l’attitude de la plupart des Surréalistes, Philippe Soupault, se définissant lui-même comme « le fils d'une des jeunes filles en fleurs », évoque de façon très touchante la figure de l’auteur de La Recherche, qu’il approcha très jeune. En effet, les familles Proust et Soupault se connaissaient. L’'aîné des fils Soupault, Robert, était l'un des élèves du médecin Robert Proust, le frère de Marcel, et, surtout, la mère et la tante de Philippe Soupault avaient joué, enfants, au jardin avec Marcel Proust avant de le retrouver à un cours de danse, rue de la Ville-l'Evêque.
Le co-auteur avec André Breton des Champs Magnétiques, texte fondateur du Surréalisme, Philippe Soupault (1897-1990), fut, on le sait moins, un des confidents littéraires des dernières années de Marcel Proust et fut l'un des correcteurs, avec Breton, des épreuves d’À la recherche du temps perdu. On connaît deux lettres de Proust à Soupault, mais aucune n’a été retrouvée de Soupault à Proust. Dans la lettre du 6 septembre 1920, Proust s’excusait ne n’avoir pas pu « vous et Monsieur Breton, vous louer pour vos Champs Magnétiques. (…) Dites-lui, je vous prie qu’il a fallu un état peu différent de la mort pour que je ne lui écrive pas, ainsi qu’à vous, quand j’ai reçu ce livre. »
Trangressant tous les canons littéraires de son époque, Proust s’est intéressé à toutes les nouvelles formes d’art de son temps, tant en musique, peinture, qu'en théâtre. Il connaissait Picasso, les Ballets russes, le Théâtre Libre et s’il plaçait la NRF en très haute estime c’était justement en raison de son rôle novateur.
Les dernières années de Marcel Proust furent entièrement dévorées par la maladie et l’achèvement de son œuvre, le coupant de nombre de ses jeunes contemporains de l’après-guerre. Le récit de Philippe Soupault témoigne donc des rencontres absolument précieuses avec une jeune génération dont la créativité collective tempétueuse allait pour un temps rendre moins audible, et même risquer de submerger l’œuvre de ce génie solitaire.