Bibliothèque R. & B. L. : une décennie de ventes
Bibliothèque R. & B. L. : une décennie de ventes
Lot Closed
June 17, 02:13 PM GMT
Estimate
18,000 - 25,000 EUR
Lot Details
Description
DEBUSSY, CLAUDE
CORRESPONDANCE AVEC ANDRÉ MESSAGER. 1902-1910.
Ensemble de 21 lettres autographes signées, en tout 60 pages in-8 ou in-12, avec 13 enveloppes autographes timbrées. Relié en un volume in-8 (220 x 150 mm), maroquin janséniste Lavallière, dos à nerfs, dentelle intérieure dorée (Alix).
“L’UNE DES PLUS BELLES CORRESPONDANCES DE DEBUSSY ” (Denis Herlin).
Ces lettres traduisent la profonde estime et l’amitié entre les deux hommes. À la fois chef d’orchestre et compositeur, André Messager (1853-1929) a l’honneur, en 1902, de créer Pelléas et Mélisande que Debussy lui dédie en signe de gratitude. C’est seulement quelques jours après la création de Pelléas à l’Opéra-Comique le 30 avril 1902, que débute cette correspondance. Elle s’interrompt en 1904, au moment du divorce de Debussy alors que Messager prend fait et cause pour Lilly Tixier. Après un long silence, deux lettres de 1910 témoignent d’une brève reprise sans lendemain.
Épistolier assidu, Debussy confie, avec force détails, son travail, ses projets, ses difficultés et ses espoirs, réservant une large place à Pelléas, et ne cesse de louer le talent de Messager. Si le découragement le gagne parfois, il recourt à l’ironie.
9 mai 1902 : […] vous avez su éveiller la vie sonore de Pelléas avec une telle délicatesse tendre qu’il ne faut plus chercher à retrouver, car il est bien certain que le rythme intérieur de toute musique dépend de celui qui l’évoque, comme tel mot dépend de la bouche qui le prononce... Ainsi telle impression de Pelléas se doublait de ce que votre émotion personnelle en avait pressenti, et lui donnait par cela même, de merveilleuse « mise en place ». C’est sûrement quelque chose d’introuvable, vous le savez aussi bien que moi […]
Mercredi [14 mai 1902] : […] on a remplacé hier Pelléas par Le Roi d’Ys, Monsieur J. Périer [qui chantait Pelléas] s’étant déclaré aphone… (Willy ne manquerait pas de dire à ce propos “L’après-midi d’aphone” […] Au surplus, j’ai l’impression depuis que vous n’êtes plus là, qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume d’Allemonde ! — Tant il est vrai que personne dans l’Opéra Comique n’a pour Pelléas la tendresse inquiète que vous lui portiez […]
21 mai 1902 : […] C’était hier la 7e représentation de Pelléas […] On a refusé du monde (Expliquez cela comme vous pourrez). Pour compenser, l’exécution a été faiblarde. Martenot lui-même a ajouté d’inattendus glissandos, ce qui peut paraître excessif ! Perier est enrhumé une fois pour toutes, il n’y a que Mademoiselle Garden et Dufranne qui soient immuables […]
Samedi [7 juin 1902] : […] il me pousse des envies frénétiques de quitter Paris avec tout ce qu’il contient de soi-disant artistes — Ah ! les sinistres bougres ! — Il faut les voir prendre un air constipé pour parler de l’Art ! Mais sapristi ! L’Art c’est toute la vie. C’est une émotion voluptueuse (ou religieuse... ça dépend des minutes). Seulement les gens intelligents ne savent être voluptueux que dans les cas spéciaux ! […]
Lundi [9 juin 1902] : […] Entre-temps, je travaille au Diable dans le Beffroi [d’après La Chute de la maison Usher d’Edgar Poe], à ce propos j’aimerais que vous lisiez ou relisiez ce conte pour avoir votre avis, il y a là de quoi tirer quelque chose où le réel se mélangerait au fantasque dans d’heureuses proportions. On y trouverait aussi un diable ironique et cruel beaucoup plus diable que cette espèce de clown rouge soufré dont on nous garde illogiquement la tradition. Je voudrais aussi détruire cette idée que le Diable est l’esprit du mal ! Il est plus simplement l’esprit de contradiction et peut-être est-ce lui qui souffle [sur] ceux qui ne pensent pas comme tout le monde ? On prouvera difficilement qu’ils n’étaient pas nécessaires […]
Mercredi [2 juillet 1902] : […] J’ai vu Madame Raunay, elle m’a chanté des fragments de Pelléas avec la voix d’un vieux monsieur passionné et assez essoufflé... J’en ai parlé poliment à Carré qui, naturellement, a pris cette attitude de sous-officier froissé que vous lui connaissez […]
Mardi 8 juillet 1902 : […] Le succès de « notre Garden » ne m’étonne pas ; il faudrait, autrement, avoir des oreilles bouchées à l’émeri pour résister au charme de sa voix ? Pour ma part, je ne puis concevoir un timbre plus doucement insinuant. Cela ressemble même à de la tyrannie tant il est impossible de l’oublier […]
Mardi [22 juillet 1902] : […] Pourtant, j’aurais voulu vous dire combien j’étais heureux de vous avoir revu, tant j’éprouve près de vous une sensation d’absolue confiance, et cela est très rare chez moi qui suis plutôt fermé à double tour, tant j’ai peur de mes semblables. Il y a des choses dont je n’ai jamais parlé qu’à vous, ce qui me fait trouver votre amitié précieuse à un point que je ne saurais assez dire... N’allez pas trouver cette histoire trop enfantine car le sentiment dont je parle est peut-être plus haut que l’Amour […]
Bichain [septembre 1902] : […] Je n’ai pas écrit une note... Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai été longtemps comme un citron pressé, et mes pauvres méninges ne voulaient plus rien savoir... Pour faire ce que je veux, il faut que je renouvelle entièrement mes tiroirs. Commencer une nouvelle œuvre m’apparaît un peu comme un saut périlleux où l’on risque de se casser les reins […]
Mercredi 6 mai 1903, à son retour de Londres : […] J’ai fait un excellent voyage, à part un gros jeune homme qui n’a pas cessé durant la traversée de siffler le leitmotiv de Siegfried ! Je l’ai retrouvé dans le wagon… Alors je me suis mis héroïquement à siffler à mon tour la Marche Lorraine de notre national Ganne... aimant mieux être pris, par ce jeune gonflé, pour un commis-voyageur que pour un musicien […]
Lundi 8 juin 1903 : Une commande embarrassante lui tombe dessus : C’est à mon tour d’être scandaleusement en retard avec vous... ! Voici pourquoi : une dame qui, non contente d’être américaine, se donne le luxe bizarre de jouer du saxophone m’a commandé il y a quelques mois […] un morceau pour orchestre et saxophone obligé... Je ne sais si vous avez du goût pour cet instrument, quant à moi j’en ai oublié la sonorité spéciale à tel point que j’ai oublié « cette commande » du même coup […] Tout de même il a fallu s’y mettre ; et me voilà cherchant désespérément les mélanges les plus inédits, les plus propres à faire ressortir cet instrument aquatique […]
Lundi 29 juin 1903 : Orchestrer par 30 degrés de chaleur est un plaisir un peu excessif […]
Bichain, lundi 7 septembre 1903 : […] j’ai travaillé au livret du Diable dans le Beffroi. Quand je reviendrai à Paris, je vous lirai cela. — Je ne vous dissimulerai pas davantage que ce sera avec une certaine émotion — l’émotion inséparable d’un premier début, si j’ose m’exprimer dans le style un peu stupéfiant de certains journalistes. — J’ai écrit aussi trois morceaux de piano dont j’aime surtout les titres que voici : Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la Pluie. — Quand on n’a pas le moyen de se payer des voyages, il faut y suppléer par l’imagination. La vérité m’oblige à affirmer qu’il y a d’autres moyens que le morceau de piano […]
Bichain, samedi 12 septembre 1903 : […] Il n’est nullement question d’un Quintette sur mes tablettes. Je travaille à trois esquisses symphoniques intitulées : 1° Mer belle aux Sanguinaires. 2° Jeu de vagues. 3° le vent fait danser la mer. Sous le titre général de La Mer. Vous ne savez peut-être pas que j’étais promis à la belle carrière de marin, et que les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour Elle […] Quant aux personnes qui me font l’amitié d’espérer que je ne pourrai jamais sortir de Pelléas, elles se bouchent l’œil avec soin. Elles ne savent donc point que si cela devait arriver, je me mettrais instantanément à cultiver l’ananas en chambre ; considérant que la chose la plus fâcheuse est bien de « se recommencer ». Il est probable, du reste, que les mêmes personnes trouveront scandaleux d’avoir abandonné l’ombre de Mélisande pour l’ironique pirouette du Diable, et le prétexte à m’accuser une fois de plus de bizarrerie […]
19 septembre 1904 : […] Quant à ma vie pendant ces derniers mois, elle fut singulière et bizarre, beaucoup plus qu’il n’est possible de le souhaiter. Vous en donner le détail n’est pas commode, j’y trouverais quelque gêne ; il faudrait mieux que cela se passe entre nous deux et cet excellent Whisky de jadis. J’ai travaillé... pas comme je l’aurais voulu... […] Il y a à cela beaucoup de raisons que je vous dirai un jour... si j’en ai le courage, car elles sont particulièrement tristes […].