Lot 140
  • 140

Sartre, Jean-Paul

Estimate
14,000 - 18,000 EUR
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Description

  • Sartre, Jean-Paul
  • [La Dernière Chance]. Manuscrit autographe. [Vers 1948-1952].
  • ink on paper
223 feuillets (222 x 170 mm). Papier quadrillé perforé, aux bords arrondis, encre noire ou bleue. Mis à part quelques paragraphes hachurés, les feuillets sont pratiquement exempts de ratures, avec de rares corrections.
Première page légèrement jaunie.

Important manuscrit inédit, qui éclaire la dernière œuvre romanesque de Sartre.



La Dernière chance devait composer le quatrième volume des Chemins de la Liberté (après L’Âge de raison et Le Sursis, parus en 1945 et La Mort dans l’âme, paru en 1949), mais est resté inachevé. "Le plus connu de tous les inédits de Sartre, son œuvre la plus attendue par le public de l’après-guerre […] La Dernière chance ne devait jamais voir le jour" (Œuvres romanesques, p. 2136). Seuls deux chapitres paraîtront dans Les Temps modernes fin 1949 sous le titre Drôle d’amitié (voir Idem, p. 1859-1882).



Entreprit en 1938, le long roman évoque des personnages dont l’existence individuelle est influencée par des événements qui, de 1938 à 1940, bouleversent l’Europe. Précisément, c’est la nouvelle situation politique d’après-guerre qui contraint Sartre à laisser inachevé son roman, ainsi qu’il s’en explique : "Je n’arrivais tout simplement pas à faire d’une situation qui avait été cruciale et absolument valide en 1940 quelque chose de significatif en 1950. En outre, personne ne voulait entendre la vérité, à savoir que la police française, la milice, en fit infiniment plus pour la Gestapo que la Gestapo ne lui avait demandé d’en faire, et avec beaucoup plus de zèle que n’importe quel Allemand. […] Et, bien entendu, les Français […] ne voulaient pas entendre la vérité sur leur armée, leurs officiers, leurs dirigeants et leurs patrons, exploiteurs racistes et antisémites. […]. Ainsi, on pourrait dire que la politique a tué La Dernière Chance" (cité par J. Gerassi, p. 242). L’abandon de La Dernière chance se fit progressivement, et Sartre travailla au roman, par intermittences, jusqu’en 1952.



Une redécouverte. Pratiquement achevé, d’une écriture constante et pratiquement dépourvu de ratures, ce manuscrit est une véritable redécouverte littéraire. Ce manuscrit de la dernière œuvre romanesque de Sartre était apparu en vente publique en 1959, en 1991 puis en 1992, mais les spécialistes n’avaient pu l’étudier comme il le méritait. L’existence du manuscrit est mentionnée dans les Œuvres romanesques de 1989, dont les éditeurs, n’ayant accès au présent manuscrit, n’ont pu qu’éditer, en les organisant comme ils le pouvaient, les plans et les fragments manuscrits épars aujourd’hui conservés à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de la Yale University ; en raison du caractère inachevé et fragmentaire de ces feuillets, cette édition, figurant en appendice de l’œuvre romanesque, ne donne qu’une idée partielle et quelque peu décousue du texte.



Si le texte des ff. 1-38 est une variante de celui des manuscrits de la Beinecke, les suivants sont inédits et dévoilent des aspects du roman totalement inconnus jusqu’à présent.



Isabelle Grell a proposé une "reconstitution du texte tel que Sartre l’avait imaginé" (2013, p. 170) d’après les brouillons de la Beinecke et les notes fragmentaires qu’a prises M. Contat lors du passage du présent manuscrit en vente publique. Il s’agit d’un travail savant et un peu hypothétique -- l'auteur n’ayant eu accès au présent manuscrit - auquel le lecteur peut se reporter.



[On joint :] copie d’une lettre du professeur Millot à Sartre (janvier 1960), demandant à l’écrivain d’identifier ce manuscrit.



Provenance : Gérard de Berny (Drouot, 12 mai 1959, lot 164). -- Bibliothèque du professeur Millot (Drouot, 15 juin 1991, lot 105). -- Vente Arcole, 21 octobre 1992, lot 179 (vente inconnue d’I. Grell dans son historique du manuscrit). -- Achat 1992 par l’actuel propriétaire.



Références : J.-P. Sartre, Œuvres romanesques. Éd. de M. Contat et M. Rybalka. Gallimard, Pléiade, 1981, p. 1585-1654. -- Dictionnaire Sartre, Champion, 2013, sub verbo "La Dernière chance". -- I. Grell, "Et si Sartre avait terminé La Dernière chance ?", in L’Année sartrienne, n° 26, 2013, p.165-199. -- I. Grell, Les Chemins de la liberté de Sartre : genèse et écriture (1938-1952), Berne, Peter Lang, 2005. -- J. Gerassi, Sartre, Conscience haïe de son siècle, Éditions du Rocher, 1992.



Nous remercions Mme Isabelle Grell, qui a ainsi collationné ce manuscrit :



F° 1. « Mathieu écrivit : Matricule 12770, repoussa la feuille rose, leva la tête et s’ennuya. Il avait des heures obtuses où il devenait tout à fait impossible de réaliser [mot souligné] qu’on était prisonnier, où l’on ne croyait plus qu’à ce qu’on voyait : quatre murs blanchis à la chaux, quinze types qui écrivaient, penchés sur des tables de bois noir ; Mathieu s’abandonna aux choses, aux choses brutes… »
F° 6. « Il ne tuerait probablement plus personne, mais le 17 Août Juin 1940, il était devenu un tueur, pour toujours. »
F° 7. Histoire du verrou (cf. Œuvres romanesques, p. 1624-26 : Le rêve). C’est la suite directe du passage des Idem, p. 1626 « Encore un qui n’a pas compris. »
F° 15. « Le vaincu, dit le Kapo gravement, ne doit pas voir chier son vainqueur.
Les autres prisonniers s’étaient tournés vers eux et rigolaient silencieusement.
– Tandis que vous, dit Pinette, parce que vous êtes vainqueurs, vous avez le droit de voir mon cul
. »
F° 17 sq. le « vol des fourrures » (Idem, p. 1611-15) se trouve directement à la suite du passage « Le Rêve »). Sartre s’était amusé à faire une allusion à Simone de Beauvoir, retirée par la suite et remplacé par « une fourrure de femme » :
F° 17-18. Kapo : «  Quel est le nom du petit animal qui construit sa maison ? – Le castor, dit Charlot. – C’était une fourrure de Castor. »
F° 21. « On a quand même une bonne petite vie ici, si on ne se ronge pas les sangs. » (Idem, p. 1613).
F° 25. Ramard est dans la cabane 28.
F° 30. Ramard sait pour le vol des fourrures et a aussi d’autres choses volées : « J’ai du cognac. » (Idem, p. 1614).
La suite est inédite :
Ff.° 39-47. « Les trois excommuniés gravirent en sautillant les marches de la Kommandantur et Mathieu jouit d’être collectif, de se fondre à cette foule sans vertèbres, sans mythes, sans police et sans passé. […] Mais la foule ne regardait rien ; elle se sentait. C’était une foule d’apocalypse, aveugle et malchanceuse, Mathieu l’aimait passionnément parce qu’il détestait la Société. »
Ff.° 47. Fouille de la cabane 27 pour le vol des fourrures. L’Allemand Pilchard frappe violement Charlot « Merde, c’est Charlot, dit Longin ».
F° 52. Personne ne vient en aide, c’est presque un amusement, même pour Charlot. « être faillot ». Pinette ne supporte pas cet abandon de soi aux Allemands.
F° 57. « Dis-donc, si elle est tellement invivable, notre situation, pourquoi tu ne t’évades pas ? Mathieu ne se laissa pas décontenancer. – Et toi, demanda-t-il ? »
F° 58. Mathieu pense que Roquebrune (un des voleurs des fourrures) devrait s’évader. Il a une femme enceinte à la maison qui l’attend. Malaise, Roquebrune ne veut pas s’évader, retrouver sa femme. Trop de soucis et de responsabilité.
F° 61. Mathieu a piqué des clopes aux Allemands. Le Braco, lui-même braconnier, le juge : «  Un professeur ! Piquer des clopes ! T’as donc pas de fierté ? – Faut bien que je fume, dit Mathieu en brisant le tabac dans le fourneau de sa pipe ! – Tu ne dois pas piquer des clopes, dit fermement le Braco. »
Ff° 64-69. Le Feldwebel rentre dans la baraque. Episode « Chez Longin » (Idem, p. 1616-18) On remarque que dans cette version ce n’est pas Mathieu qui va voir Longin mais Longin qui s’invite dans la cabane des prisonniers. Il quémande de l’attention. Sa fille de 6 ans est très malade et doit être opérée. N’ayant pas eu de permission (lui aussi prisonnier, d’une certaine manière), il attend le télégramme de sa femme qui lui dira si tout s’est bien passé. Pinette, Charlot et les autres lui tournent le dos tandis que Mathieu l’écoute.
Ff° 70-72. Discussion entre eux sur le vol des fourrures. Ça sert à quoi de voler des fourrures ? Et ce n’est pas un vol puisque les Allemands les ont volées aux Françaises.
F° 77. Quelqu’un essaie de s’évader. De la baraque, ils observent qu’on leur tire dessus. Pas de réaction spéciale. C’est normal.
F° 86. Nouvelle fouille. Les évadés étaient Cornu et Chantelle. La fille de Longin va bien, il a reçu le télégramme.
Ff° 102, 103 et 108. Autre partie qui prouve une réécriture de ces pages par Sartre.
Ff° 105-107. Braco avoue à Mathieu que ce n’est pas vrai qu’il a tué sa femme et son amant, comme il le disait à tous « C’est du flanc. » (épisode de la vie réelle de Sartre).
F° 108. « Cet assassinat, il l’avait inventé pour faire comprendre à ses camarades qu’il n’était pas de leur race. »
F° 112. « Braco, pourquoi que tu restes ici ? Pourquoi tu t’évades pas ? »  Il ne veut pas, à cause de sa femme qui ne veut plus de lui. Où aller ? « Il y a des types, pensa Mathieu, qui sont mieux au camps que chez eux ! Il se senti mordu par une immense vague, un serpent de l’ancien temps. Ca ne dura pas : ici, tout le monde est pareil. - Mais toi, dit-il à Schwarz, pourquoi tu ne t’évades pas ? Schwarz ricana d’un air gêné : – Je ne m’en sens pas pour deux rangés de barbelés avec une balle dans la peau. »
F° 113. «  Ecoute, dit Mathieu en baissant la voix, si ce n’est que ça. Pinette et moi, l’autre jour, on a découvert une petite porte dans une écurie, à Catternet, elle reste toujours ouverte. Si tu veux, on t’y mène. » Schwarz refusera : « Qu’est-ce que je ferai là-bas ? »
F° 116. Mathieu : « Pourquoi ne t’évades-tu pas ? Pourquoi ne t’évades-tu pas ? [Mots soulignés.] Oui, murmura Mattieu, pour quoi ? Pour rester avec eux ? Pas sûr. Mais qu’est-ce que je ferais ? Passer en zone libre, demander un poste dans un lycée, recommencer. Pouah ! »
F° 118. « Dimanche » et toujours la question « Pourquoi ne t’évades-tu pas ? ». Discussion avec Pinette qui, « orgueilleux » (dit Mathieu), ne veut se laisser abattre, veut rester digne et balaie au petit matin à la place des autres, leur cabane.
Ff° 124-25. Les WC n’ont plus de papier. Ils veulent boire le Cognac que Ramard avait confié à Mathieu lors des fouilles.
F° 133. Mathieu est chez Ramard qui dit « Je suis un type foutu. »
F° 145. Le désir de tuer. Mathieu se dit : « Je suis un de ses désirs qui se promène. Le désir de tuer, peut-être je suis un Autre ; tous les autres, c’est moi. Compromis. Trente mille corps. Je n’échapperai pas ; il faut sortir [mot souligné]. Il se jeta dans une ruelle de traverse et s’approcha des barbelés […] Nous sommes des hommes qu’on a changé en chose et c’est que nous n’avons pas le droit de supporter, la grandeur d’âme serait une arme. Le mal qui vient aux hommes par d’autres hommes, il faut le vivre dans la révolte et dans la haine ; ou, si révolte est impossible, dans le désespoir. »
F° 151. Mathieu pense à Odette « Mais il ne regrettait pas Odette pour de vrai. C’était sa manière d’aimer la foule. Il pensa : « C’est marrant. Autrefois je pensais pas que j’aimais les hommes. » Mais c’étaient d’autres hommes, c’était une autre condition humaine. »
F° 156. Lundi, 5 heures du soir Chantelle et Vienot ont disparu : ils ont été pris et sont à la Caserne. On les a pincés (f° 164).
F° 174. Le Braco vient apporter du tabac et il va être jugé pour avoir dénoncé un projet d’évasion par un groupe de prisonniers  et avait volé de l’argent (rôle donné plus tardivement à Moulu).
F° 180. Mathieu aide le Braco à s’évader mais ne collabore pas.
F° 193. « nous sommes coupables parce que personne de nous n’essaye de donner un avenir aux autres. Il alluma sa pipe, le gout fade et piquant du tabac allemand lui remplit la bouche. »
F° 194. Mardi : « Fuir. A tout prix. Fuir. Se réveiller [mots soulignés]. »
F° 197. Chantelle ne veut plus s’évader. Mais il partira quand même avec Viennot.
F° 213. Les prisonniers parlent des vélos-taxis à Paris (Idem, p. 1619). Le papier journal deviendra du papier toilettes.
F° 222. « Que je m’évade ou que je reste, je suis ici, avec eux, en eux ; et tant qu’ils y seront, j’y serai aussi ; pour un Mathieu qui se chauffera au soleil de Juan-les-Pins, il y aura trente mille autres Mathieu qui tourneront entre les barbelés sous le ciel gris du Palatinat. Je n’ai pas d’autres problèmes que leurs problèmes ; je ne résoudrai rien si je m’évade, je n’aurai pas fait la preuve que l’on peut vivre même captif. La solution est ici. ».
F° 223. Dernier feuillet, Mathieu a une illumination, sait ce qu’il va faire : «  Ecoutez, les gars, dit-il, j’ai une idée -------------  ». Il montera une cellule d’évasion pour tous les hommes qui veulent fuir, peu avant que Brunet arrive dans le même stalag, qui, lui, aura monté une cellule d’évasion seulement pour les bons communistes.

Condition

Première page légèrement jaunie.
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