Lot 35
  • 35

[Sade, Donatien-Alphonse-François de]

Estimate
40,000 - 60,000 EUR
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Description

  • [Sade, Donatien-Alphonse-François de]
  • Commentaires autographes sur les illustrations pour l'Histoire de Juliette, avec 12 dessins originaux inédits [par Bornet ?]. [Vers 1800.]
  • ink on paper and letaher
"la fleur de ma collection érotique" (R. Peyrefitte, p.199).

Importants documents inédits. Depuis que Roger Peyrefitte a publié quelques extraits de ce manuscrit (L'Innominato, p. 200), les spécialistes s’interrogent avec curiosité sur le reste de ce document qui réapparaît aujourd’hui.



Album in-8° (198 x 160 mm). Maroquin rouge à long grain, large roulette dorée et roulette à froid encadrant les plats, tranches dorées (Reliure vers 1820-1840). L’album contient 23 papillons et dessins sur papier d’Auvergne, contrecollés par leur coin :
- 11 papillons manuscrits autographes de Sade (formats divers : entre 108 x 39 mm et 81 x 21 mm), sur pages de gauche de l’album, à l’exception d’un plus petit (8 x 52 mm), qui figure sur une page de droite sous l’une des vignettes.
- 12 dessins originaux (96 x 59 mm), à l’encre et mine de plomb, avec rehauts de bistre, sanguine et lavis d’encre, les pages de droite, généralement face au texte de Sade.
Papillons et dessins sont contrecollés sur des feuillets de papier vergé (environ 145 x 105 mm) collés par leurs coins supérieurs dans l’album.
Légères rousseurs, charnières restaurées.



De rares dessins pornographiques. Les 12 dessins sont les projets de gravures qui illustrent le début du texte de Juliette (gravures reproduites dans Œuvres, III, p. 203, 229, 233, 261, 265, 303, 321, 323, 353, 355, 395 et 437). Les bibliographes attribuant la suite de gravures à Claude Bornet (1733-1804), Roger Peyrefitte a estimé que ces dessins étaient aussi de sa main ; bien qu'il ne les ait pas vus, Michel Delon estime qu'on ne peut les attribuer avec certitude à l’artiste, car il n’est pas certain que toutes les illustrations de Juliette soient de la même main (Idem, II, p. 1268 et III, p. 1380-1382).
Très libres, pour ne pas dire pornographiques, les dessins représentent des corps dans des positions pour le moins acrobatiques ; les pratiques sexuelles représentées sont d’une grande variété : masturbation, fellation, sodomie, scatophilie, etc., avec aussi des scènes de viol, de flagellation et de torture, et quelques cadavres gisant sur le sol. L’élégance des appartements où se déroule une partie de l’action, avec alcôves et canapés, contraste avec la baraque misérable d’une pauvresse ou les sombres souterrains du couvent de Panthémont, qui rappellent ceux des romans noirs de la même époque. Les personnages sont souvent dénudés, mais on identifie les religieuses à leurs coiffes et les curés aux calottes qu’ils ont gardées (ces détails renforçant l’effet sacrilège), et le redoutable Saint-Fond, ministre d’Etat, au cordon bleu qui le ceint et qui désigne un chevalier dans l'ordre royal du Saint-Esprit.



Commentaires inédits de Sade. Les indications de Sade sont de trois ordres :
- Cahier des charges pour l’artiste : certaines annotations décrivent la scène à représenter par l’illustrateur, souvent de manière très méticuleuse (“La scène se passe dans un cabinet rond rempli de glaces ; au milieu est un pied d’estal haut d’un pied ; c’est dessus qu’est placée Juliette”, “Le lieu de la scène est un jardin. sous une feuillée tres epaisse, se voit l’interieur d’une chaumiere, un homme de quarante ans, y encule une pauvresse du même âge.”) Notons un changement de point de vue narratif par rapport au roman, écrit du point de vue de l’héroïne.
- Commentaires critiques du dessin pour le graveur. D’autres annotations concernent les modifications qui doivent être apportées par le graveur aux dessins pour qu’ils correspondent au projet de l’auteur. Ainsi, Sade exige que soient modifiés des détails anatomiques (à propos d'un “très gros vit très bandant” : “le vit n’est pas assez caractérisé”, ou à propos d’un postérieur féminin : “rendés donc plus beau le cul”), les costumes des personnages, les décors (“on vient de dire la messe dans ce souterrain il faudrait apercevoir un bout d’autel, de croix”, “on devrait voir un bout de jardin”), les positions ou détails sexuels (“le maître […] decharge sur ces fesses. Faites voir son sperme couler”, “la figure d’en haut qui se renverse devrait au contraire être courbée puis qu’on baise son cul”). Le romancier semble parfois s’énerver devant le résultat : “l’objet ici est manqué. Juliette ne montre point son cul, ce n’est nullement ainsi qu’elle devrait contenir la pauvresse", “La petite fille sur laquelle on décharge doit être a genoux”, “voici un defaut bien grave. la figure ‘a’ doit être un moine et vous en faites une femme”. L’auteur s’exclame devant un membre mal esquissé : “Quel bras a la femme qui se pame [!]”.
- Avancée des travaux et appréciation générale. Pour 6 gravures, l’indication "estampe faite" montre l’avancée des travaux. Sade ajoute que deux estampes sont "Jolie[s] d’ailleurs", mais trouve le ton d’une autre "maigre sec dur &c.".



Il s’agit de strates successives d’annotations : dans un premier temps, Sade semble décrire la scène que l’artiste doit représenter, ensuite il s’adresse au graveur en critiquant le dessin, avant de se prononcer sur le résultat, du dessin puis de la gravure. Outre le fait qu’ils soient évidemment inversés par rapport au sens des gravures, les dessins en diffèrent aussi parce que les gravures ont sans doute été modifiées à la suite des remarques de Sade. La comparaison des croquis et des gravures de l’édition montre que le graveur a tenu compte des exigences du commanditaire. Les souterrains du couvent n’étant "pas assez noirs", le graveur accentuera le clair-obscur (voir Œuvres, p. 229) ; l’artiste rencontrera également la volonté de Sade qui lui demande de rendre "plus beau le cul de la figure a" : la gravure de l’édition montre le postérieur plus rebondi, mieux fendu.



Sade et l’image. Conscients de l’importance de l’image dans la littérature pornographique, Sade et son libraire ont édité un roman abondamment illustré (60 vignettes pour l’Histoire de Juliette), mais si l’estampe érotique concourt au succès commercial du roman, elle en accroît aussi l’obscénité : à ce titre, l’illustration fait partie intégrante du programme de l’écrivain. Alors que jusqu’au XVIIIe siècle l’auteur reste étranger au choix des illustrations, Sade, comme par exemple Rousseau, Restif de La Bretonne ou Bernardin de Saint-Pierre, “appartient à cette génération d’auteurs qui ne laissent plus les gravures à la seule décision du libraire” : bien au contraire, il manifeste le “souci de garder la maîtrise de gravures qui ainsi appartiennent pleinement à leurs textes” (Delon, Op.cit., p. 1380-1381). Si “L’Avis de l’éditeur” de La Nouvelle Justine présentait Sade à la fois comme l’auteur du texte et des gravures (“les gravures mêmes ont été exécutées d’après les dessins que l’auteur avait fait faire avant sa mort, et qui étaient annexés à son manuscrit”, in Œuvres, II, p. 394), rien ne le prouve aussi bien que ce manuscrit : on y constate l’implication de Sade dans l’élaboration de l’illustration, dictant à l’artiste la composition des images.



Circonstances. Juliette est le roman le plus scandaleux de Sade. Après Justine ou les Malheurs de la vertu en 1791, Sade publia La Nouvelle Justine (1797 [1799], 4 volumes) puis l’Histoire de Juliette (1797 [1801], 6 volumes) : les deux ouvrages se présentent comme un ensemble, intitulé La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu, suivie de l'histoire de Juliette, sa sœur. S’y opposent le personnage de Juliette, heureuse nymphomane et meurtrière, et sa sœur Justine, que la vertu et la morale conduisent au malheur. Ce roman précipita la perte de Sade : il fut arrêté quelques jours après sa publication, pour être enfermé à Charenton jusqu’à sa mort en 1814.



Selon Roger Peyrefitte, les dessins de Bornet auraient été transmis en secret à Sade, cachés dans du linge alors qu’il était emprisonné à Vincennes et c’est par la même voie que l’auteur aurait adressé ses commentaires au dessinateur (L'Innominato, p. 200). Pour séduisante et romanesque qu’elle soit, cette légende ne résiste pas aux faits, car Sade ne sera, à nouveau, enfermé qu’après la publication de Juliette. Concernant La Nouvelle Justine, on connaît également des notes et des commentaires sur le texte de la main de Sade, que l’on a appelés 111 Notes pour La Nouvelle Justine : conservées dans un album en maroquin rouge à grain, écrites sur des feuillets similaires aux nôtres, ces notes semblent avoir été rédigées “peut-être pour lui-même, peut-être pour un graveur plutôt, voire pour un éditeur” (Eros invaincu. La bibliothèque Gérard Nordmann, n° 51, p. 130 ; voir aussi Sade, un athée en amour, Fondation Bodmer, n° 78, où M. Delon estime qu’il s’agit de notes en vue de la réécriture de Justine en une Nouvelle Justine augmentée).



Très riche, la reliure a été réalisée peu de temps après la mort de Sade (1814) et montre l’intérêt qu’un amateur développa, très tôt, pour ces pages.



On joint la retranscription des textes provenant de la vente Peyrefitte de 1977 ainsi que Cent gravures d’époque pour illustrer la Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, de Sade (Obliques, 1978).



Important document pour la compréhension du travail éditorial de Sade, mais aussi pour l'étude du rapport entre le texte et l'image.



Provenance : Pierre Berès (d’après Peyrefitte, p. 199). -- Roger Peyrefitte (ex-libris ("sex-libris") ; vente II, 31 janvier 1977, lot 226). Romancier (Les Amitiés particulières, 1943), essayiste, biographe de l’empereur Alexandre et défenseur de la cause homosexuelle, Roger Peyrefitte (1907-2000) considérait ce manuscrit comme le joyau de sa collection d’erotica : "la fleur de ma collection érotique était douze dessins originaux de Juliette avec les minutieuses annotations de Sade, en regard de chacune, à l'intention de son illustrateur Bornet" (p. 199).



Références : Sade, Œuvres, édition de M. Delon, Bibliothèque de la Pléiade, 3 volumes, 1990-1998. -- R. Peyrefitte, L'Innominato. Nouveaux Propos secrets, Albin Michel 1989. -- Eros invaincu. La bibliothèque Gérard Nordmann. Genève, Fondation Martin Bodmer, 2004. -- Sade, un athée en amour, sous la dir. de M. Delon, Fondation Bodmer, 2014.



Sur Bornet et un autre livre provenant de Roger Peyrefitte, voir lot 67 ; voir aussi autres erotica, lots 115 et 116.