Lot 151
  • 151

Proust, Marcel

Estimate
400,000 - 600,000 EUR
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Description

  • Proust, Marcel
  • Du côté de chez Swann. Paris, Bernard Grasset, 1913.
  • ink on paper
UN DES EXEMPLAIRES MYTHIQUES SUR JAPON IMPÉRIAL, RENFERMANT D’IMPORTANTS DOCUMENTS MANUSCRITS RELATIFS À L’HISTOIRE DE L’ÉDITION.

In-12 (192 x 138 mm). Maroquin bleu nuit janséniste, dos à cinq nerfs, doublure bord à bord de maroquin bleu nuit, gardes de peau de vélin, tranches dorées sur témoins, double filet sur les coupes, coiffes guillochées, couvertures et dos, étui bordé de maroquin bleu nuit (Huser).



ÉDITION ORIGINALE.
UN DES 5 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR JAPON (n° 5).




Outre les caractéristiques habituelles de premier tirage (absence de table des matières, achevé d’imprimer par Ch. Colin à Mayenne à la date du 8 novembre 1913 au verso de la page [523], etc.), les exemplaires de tête présentent quelques différences par rapport aux exemplaires courants : la couverture est sur papier blanc (et non jaune), le nom de l’auteur sur le dos est entièrement en capitales (et non pas seulement le “P” initial) et le type de papier est mentionné sur le dos, là où figure le prix dans les autres exemplaires. Surtout, la faute typographique au nom de Grasset est corrigée, ce qui tend à prouver que les exemplaires sur grand papier furent imprimés après des exemplaires sur papier ordinaire.



EXEMPLAIRE DE LOUIS BRUN, DIRECTEUR DES ÉDITIONS GRASSET, EN CHARGE DE L’ÉDITION :
“À Monsieur Louis Brun
Ce livre qui passé à la N[ouve]lle
Revue française n’a pas
oublié son amitié première
pour Grasset
Affectueux souvenir
Marcel Proust”




Cet envoi n’a pas été repris par Ph. Kolb dans sa Correspondance générale, bien qu’il ait été publié dès 1930 par Léon Pierre-Quint dans Comment parut “Du Côté de chez Swann” (p. 245). Comme à son habitude, Proust, qui n’avait aucune notion des usages bibliophiliques, a apposé son envoi sur les “fausses gardes”, un bifeuillet de vilain papier que les relieurs supprimaient souvent (Max Brun, p. 10). C’est ce même feuillet qu’il a utilisé pour ses envois à Lucien Daudet et à Jean Béraud.



DE GRASSET À GALLIMARD : L’ENVOI EST UN RÉSUMÉ DE L’AVENTURE ÉDITORIALE DE LA RECHERCHE.



Pour Marcel Proust, la recherche d’un éditeur fut peut-être plus ardue que celle du temps perdu : aux refus du Figaro et du Mercure de France d’éditer son Contre Sainte- Beuve, succèdent ceux d’Eugène Fasquelle, des Éditions de la Nouvelle Revue Française (1912) puis d’Ollendorff (1913) de publier Swann. Homme providentiel, Bernard Grasset accepte enfin d’éditer le roman, en deux volumes, aux frais de l’auteur, qui doit en outre financer sa promotion : Du côté de chez Swann, achevé d’imprimer le 8 novembre 1913, sort en librairie le 14 novembre suivant.



Si l’histoire avait mal commencé, le succès récompense l’écrivain persévérant : déjà en janvier 1914, André Gide, au nom de la N.R.F. et de Gaston Gallimard, s’excusera de la plus grosse bourde de sa carrière de critique : “Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F. — et (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie.” La guerre empêche Grasset de poursuivre la publication commencée ; profitant de ces retards éditoriaux, Gaston Gallimard, André Gide, Jacques Rivière et toute l’équipe de la N.R.F. se lancent dans une irrésistible campagne de séduction pour convaincre Proust de rejoindre les rangs de la N.R.F. (voir lettre à Grasset ci-dessous). Ces démarches aboutissent au cours du printemps 1916 et, après la guerre, en juin 1919, paraitront conjointement, sous l’enseigne de la N.R.F., À l’ombre des jeunes filles en fleurs, une réédition de Du côté de chez Swann et Pastiches et Mélanges. La détermination et les efforts déployés par Gallimard pour devenir l’éditeur de Proust sont récompensés par le Prix Goncourt qui couronne le deuxième volume de La Recherche en décembre 1919.



C’est vraisemblablement à l’occasion de la sortie de ces volumes chez Gallimard ou lorsqu’il obtient le Prix Goncourt, que Proust rédige cet envoi à Louis Brun, qui rappelle le passage de l’auteur de Grasset à la N.R.F. Ayant reçu en juin 1919 le Swann réimposé des éditions Gallimard dont il était souscripteur, Brun avait probablement demandé à Proust de le lui dédicacer (Pierre-Quint, p. 245) : il put alors en profiter pour lui soumettre aussi l’exemplaire Grasset sur papier Japon qu’il détenait depuis qu’il en avait été l’artisan, en 1913. En plus de son Swann sur Japon, Brun a aussi possédé la totalité des volumes de la Recherche parus chez Gallimard, en format réimposé, dont certains lui furent dédicacés par Proust (Drouot, 29 mai 1928, n° 67 à 74 ; pour deux de ces envois, voir Kolb, XX, n° 153 et XXI, n° 126) ; on connaît une lettre de Louis Brun demandant à Proust de lui dédicacer l’un des volumes, ce qu’il devait faire au fur et à mesure qu’ils sortaient (Idem, n° 125 pour une demande d’envoi).



MANUSCRITS SUR L’ÉDITION ET LA STRATÉGIE ÉDITORIALE DE PROUST. L’exemplaire est truffé de documents autographes (au total 21 pages in-12), montés sur onglets en fin du volume :
2 manuscrits de textes à paraître au Figaro et au Journal des Débats en avril 1914 pour promouvoir la sortie de Swann ;
6 lettres, dont une à Bernard Grasset et 5 à Louis Brun.
(Voir description ci-dessous).



Ces pièces exceptionnelles adressées à l’éditeur de Swann et à son collaborateur Louis Brun sont d’une grande importance.



La lettre à Grasset mentionne les propositions que Proust a reçues de ses “amis de la N.R.F.” pour que la Recherche “émigrât chez eux”. Son “désir de [s]e rapprocher des camarades de lettres qui ont témoigné d’une grande compréhension de [s]on œuvre” est d’autant plus grand que la N.R.F. propose de prendre totalement en charge les frais de l’édition, tandis que celle chez Grasset se fait à compte d’auteur. Proust y évoque aussi l’avancée de ses travaux en vue de la publication du deuxième volume du roman et la structure de son œuvre.



Plus techniques, les lettres à Louis Brun concernent surtout l’élaboration d’une stratégie de promotion de Du côté de chez Swann. Son ami Jacques-Émile Blanche en fait paraître le 15 avril 1914 une étude élogieuse : pour profiter de la publicité que peut lui procurer ce bel article (hélas publié en seconde page du journal), Proust écrit de courts textes de promotion, des échos citant l’article du peintre, qu’il entend faire paraître au Gil Blas (18 avril 1914), au Figaro (18 avril 1914) et dans Le Journal des Débats (24 avril 1914). Trois manuscrits des deux derniers articles sont reliés dans le Swann de Louis Brun. Rédigés par Proust, ces échos devaient rester anonymes, ainsi qu’il le répète à Louis Brun : “C’est l’éditeur qui a rédigé cela et si on consultait le manuscrit au journal, il est préférable que ce ne soit pas mon écriture.” Aussi demande-t-il à Louis Brun d’envoyer aux quotidiens une version dactylographiée de ses écrits, pour que personne ne puisse reconnaître son écriture ; les mêmes dispositions sont adoptées pour le règlement des échos payants : les factures seront adressées à l’éditeur avant d’être honorées par Proust.



LES EXEMPLAIRES SUR JAPON DE SWANN.
La redécouverte de cet exemplaire, dont la dernière apparition publique date de 1942, est l’occasion de faire le point sur les 5 exemplaires de luxe qui furent imprimés :



N° 1 : Lucien Daudet (1878-1946), avec envoi (Kolb, XXI, n° 491). Relié par Randeynes & fils (196 x 152 mm).
Avant de s’en séparer, Lucien Daudet retira le feuillet d’envoi. L’exemplaire a fait partie de la collection du libraire belge Raoul Simonson, qui le donna à sa fille Monique, épouse d’Albert Kies. Pierre Bergé l’acquit auprès d’un libraire peu après la vente Simonson-Kies (Sotheby’s, 18 décembre 2013, n° 607) ; le bibliophile a depuis retrouvé le feuillet d’envoi qui en avait été soustrait et qui avait été donné par Lucien Daudet en 1946 à Michel Bonduelle (Mon cher petit, p. 145) et l’a réinséré dans son précieux volume.



N° 2 : Gaston Calmette (1858-1914), sans envoi. Relié par Mercier, dorure de Maylander (185 x 121 mm).
Le dédicataire de Swann fut assassiné le 16 mars 1914. Selon Chalvet, l’exemplaire “aurait été acheté par Auguste Blaizot à [Le Gueltel, et non Le Garrec, une erreur que Chalvet corrige dans plusieurs exemplaires], qui l’avait lui-même acquis, dans une manette, à l’Hôtel Drouot, lors de la dispersion des livres de Gaston Calmette.” A. Blaizot ou un associé le vendit à la duchesse Sforza. Encore broché, il apparaît en 1933 dans la vente de la duchesse (vente 8 décembre 1933, n° 575). A. Blaizot le racheta, en pensant probablement à Laurent Meeûs, qui le fit relier par son relieur attitré Georges Mercier en maroquin noir janséniste (cf. Wittock, n° 1405). Pour le compte de Mme Meeûs, Raoul Simonson le céda à son ami Charles Hayoit (Sotheby’s, IV, 1er décembre 2001, n° 1157), puis on le retrouve dans la collection Pierre Leroy (Sotheby’s, 27 juin 2007, n° 79).



N° 3 : Jean Béraud (1849-1935), avec envoi. Broché (197 x 153 mm).
Décrit pour la première fois dans le catalogue n° 53 de Pierre Berès (Livres Romantiques et Modernes, n° 293), il est exposé en 1971 au Musée Jacquemart-André à l’exposition Marcel Proust en son temps (n° 350a, collection particulière), puis passe dans la collection de Louis de Sadeleer par l’intermédiaire de Georges Blaizot en octobre 1972. Ce bel exemplaire broché est actuellement conservé dans la bibliothèque du professeur Bogousslavsky.



N° 4 : Jacques de Lacretelle (1888-1985), avec envoi du 20 avril 1918 (Kolb, XVII, n° 73). Décrit broché dans le Répertoire des biens spoliés, il devait encore avoir les mêmes mesures que le n° 3 au moment de sa disparition.
L’exemplaire a fait partie de la bibliothèque Paul Voûte, à la vente de laquelle (Drouot, 11 mars 1938, n° 472) Ronald Davis l’acheta (selon une annotation de Simonson dans son catalogue), sans doute directement pour sa cliente Alexandrine de Rothschild. Il a disparu durant la guerre (Répertoire des biens spoliés en France durant la guerre 1939-1945, n° 10498).



N° 5. Louis Brun (1884-1939), avec envoi de Proust. Relié par Huser (192 x 138 mm).
Secrétaire général des éditions Grasset et plus proche collaborateur de Bernard Grasset, en liaison avec Proust pour la correction des épreuves et chargé de mobiliser la presse au moment de la parution de Swann, Louis Brun était aussi bibliophile. Sa position lui permettait aisément d’obtenir les grands papiers : “Il les empilait dans son placard personnel, pour les descendre aux heures creuses par l’escalier de service”, se souvient un autre collaborateur de Grasset, Maximilien Vox, qui ajoute : “il avait l’instinct du libraire et le flair du bibliophile” (p. 85). L’éditeur fit relier son précieux volume d’une reliure janséniste par Blanchetière, avec les lettres et les manuscrits qu’il avait reçus de Proust. En 1928, le collaborateur de Grasset tenta déjà de monnayer son volume et le présenta, en même temps que d’autres livres de choix, en vente publique en 1928 dans une vente anonyme (Drouot, 30 mai-2 juin 1928, n° 276), mais sans que le prix de réserve ne soit atteint. En 1930, Léon Pierre-Quint publia les lettres et les manuscrits que contenait le volume dans son Comment parut “Du Côté de chez Swann” (Paris, Kra, 1930). Le 22 août 1939, Louis Brun, mari volage, fut assassiné de deux balles de revolver par sa femme dans leur propriété de Sainte- Maxime, à Beauvallon : “le premier mort de la guerre”, dira encore Maximilien Vox. À la suite de son geste, la meurtrière se jeta à la mer, mais fut sauvée puis acquittée (Assouline, p. 332). La veuve vendit sous l’Occupation la plupart des éditions rares et correspondances littéraires accumulées durant trente ans par son mari : les sept vacations, orchestrées par les experts Georges Andrieux et Marc Loliée, eurent lieu à Drouot, du 28 mai au 2 juin 1942, bien que Grasset ait tenté de faire annuler la vente, parce qu’y étaient présentés tant de livres avec envois des auteurs des éditions Grasset (Bothorel, p. 394-375). Ces ventes réalisèrent deux millions de francs, somme considérable en pleine guerre ; l’un des prix élevés fut réalisé par le Swann (lot 66), vendu 185 000 francs (Kolb, XXI, n° 126, n. 2) à Roland Saucier, directeur de la Librairie Gallimard, boulevard Raspail à Paris. Ainsi que le bibliophile l’explique dans une note qu’il nous a laissée, il fit remplacer la reliure janséniste endommagée par une parfaite reliure janséniste de Huser (avant 1955, date à laquelle il cesse son activité ; Chalvet le mentionne dans cette reliure en 1956), avec des gardes en vélin, tout en conservant les manuscrits placés par Louis Brun à leur place d’origine.



DEPUIS 1942, MIS À PART SA MENTION DANS LA BIBLIOGRAPHIE DE CHALVET EN 1956, IL N’A PLUS ÉTÉ FAIT MENTION DE CET EXEMPLAIRE.



PASSANT DES MAINS DE LOUIS BRUN, COLLABORATEUR DE GRASSET, À ROLAND SAUCIER, LIBRAIRE DE GALLIMARD, L’EXEMPLAIRE A SUIVI LE MÊME CHEMIN QUE L’ÉDITION, PASSÉE DE CHEZ GRASSET À GALLIMARD.



UNE PROVENANCE BIBLIOPHILIQUE IMPORTANTE : ROLAND SAUCIER (1899-1994). Figure importante de la librairie française, Roland Saucier devint responsable en 1921, à l’âge de 21 ans, de la librairie que venait de créer Gaston Gallimard. Proust était l’un de ses clients (on connaît une lettre de Saucier à Proust de 1922 au sujet d’une commande ; Kolb, XXI, n° 260). Très vite, il sut s’imposer comme un brillant intermédiaire entre les auteurs de la N.R.F. et leurs lecteurs, et fut lié à Breton, Céline, Char, Claudel, Cocteau, Gide, Jouhandeau, Queneau, etc. C’est sur son conseil en 1947 que Jacques Guérin, son client et ami, découvrit un jeune auteur dont il avait remarqué les qualités littéraires, Jean Genet. Suite à leur rencontre dans la librairie de Roland Saucier (White, p. 326), Guérin deviendra le grand mécène de Genet que l’on connait. Saucier conseille aussi les bibliophiles, leur fournit des éditions originales et joue l’intermédiaire avec les auteurs qui acceptent de vendre leurs manuscrits, soit en achetant directement le manuscrit, soit en le proposant en dépôt à la vente. Dans la lignée de Vanderem, sa conception de la bibliophilie est celle des libraires Ronald Davis, Maurice Chalvet ou Marc Loliée : il privilégie des exemplaires dans leur condition d’origine, brochés si possible ou en reliure d’époque, même modeste. À l’occasion, il se fait également éditeur, comme quand il publie quelques pages inédites de Proust dans des plaquettes bibliophiliques tirées à quelques rares exemplaires et réservées à des amateurs (Deux fragments sacrifiés (1926) et Pages inachevées : La Quintette Lepic, l’Orgue du casino de Balbec, Balbec (1927), plaquettes éditées à cinq exemplaires). En mars 1964, après plus de quarante années d’activité et de nombreuses découvertes bibliophiliques, il quitte la Librairie Gallimard, dont il avait fait une véritable institution.



PROVENANCES : Louis Brun (1884-1939). — Mme Louis Brun. — Vente Louis Brun (8 mai-24 juin 1942, n° 66). — Roland Saucier (1899-1994).



 



DETAIL DES PAGES MANUSCRITES CONTENUES DANS LE SWANN DE LOUIS BRUN, préface, bibliographie et chronologie : voir ci-dessous.

Catalogue Note

DETAIL DES PAGES MANUSCRITES CONTENUES DANS LE SWANN DE LOUIS BRUN.

Nous les présentons par ordre chronologique, non par ordre d’apparition à la fin du volume où Louis Brun les a placées, étant donné qu’elles racontent une histoire, celle de l’édition.

I. Très longue lettre autographe signée à Bernard Grasset. Samedi [28 mars 1914].
12 p. in-12 (177 x 112 mm) sur 3 bifeuillets. Signée “Marcel Proust”.

TRÈS IMPORTANTE LETTRE À SON ÉDITEUR, QUE PROUST AVERTIT DE SON INTENTION DE CONFIER LA PUBLICATION DE SON ROMAN À LA N.R.F.

Il évoque tout d’abord les “très jolies propositions” que lui a faites un “éditeur fort connu” (Fasquelle), en précisant qu’il les a refusées par fidélité à Grasset (“J’étais chez vous, je voulais y rester et une question d’intérêt ne m’eût pas fait souhaiter aller ailleurs”), mais à présent d’autres propositions plus intéressantes lui sont encore faites, cette fois par ses “amis de la Nlle Revue Française”. La situation n’est plus “plus du tout la même chose, il s’agit d’écrivains”, avec lesquels il se sent une communauté d’esprit : “J’ai simplement parlé du désir de me rapprocher des camarades de lettres qui ont témoigné d’une grande compréhension de mon oeuvre”. Leur cour est très assidue : ils “ont fait auprès de moi des démarches extrêmement insistantes, m’ont adressé des demandes rédigées à l’unanimité des membres de leur conseil pour que À la Recherche du Temps Perdu (ils ont fondé une maison d’édition) émigrât chez eux.” De plus, leur proposition financière est une véritable reconnaissance du talent de l’écrivain : “Ils voulaient d’ailleurs faire entièrement les frais de l’édition et dans les conditions les plus généreuses.” Quel contraste avec le contrat qui lie Proust et Grasset, obligeant le romancier à payer lui-même les frais d’édition et de publicité !

Tout en affichant sa fidélité à Grasset, Proust laisse entendre qu’il pourrait changer d’éditeur, avec cette réserve : “en tous les cas je mettais une condition absolue que ce serait au contraire moi qui ferais les frais de l’édition afin que vous ne puissiez pas croire que c’était une raison d’intérêt qui me faisait désirer de vous quitter.” Sans se montrer pressant, Proust évoque encore à deux reprises son passage chez Gallimard : il l’informe de l’avancée de son travail en précisant : “pour le cas où vous tiendriez absolument à ce qu’il paraisse chez vous”, tout en ajoutant que les choses ne pourraient se faire avant octobre, “dans le cas où vous n’accueilleriez pas mon désir d’émigrer à la NRF”. Diplomate, Grasset le prendra par les sentiments, en répondant qu’il ne veut publier personne sous la contrainte ; ce plébiscite aura la réaction calculée : “Dans ces conditions, écrira Proust à Gide, je ne pouvais qu’abdiquer la liberté qu’il me rendait, le lui ai donc dit que je paraîtrais chez lui.” (Kolb, XIII, p. 140). L’idée d’un divorce a cependant germé dans l’esprit de l’écrivain, qui rejoindra la N.R.F. en 1916.

Pour l’heure, ils n’en sont pas encore là, et Proust explique l’avancée de ses travaux, ralentis par sa santé chancelante (“Si j’étais bien portant, le travail me serait plus facile, et peut-être aussi certains scrupules s’évanouiraient. Mais tout est compliqué quand on est malade, les jours où on peut travailler sont rares, et ces jours-là, les heures très courtes”). Il évoque la structure du roman, modifiée en cours de publication en raison des nombreuses corrections de Swann : “La division en 3 volumes m’a obligé à trouver une fin prématurée pour le 1er volume, laquelle laisse, dans le 2e d’où elle était extraite, une lacune. Il me semble que tout cela manque d’équilibre. Et sans exagérer l’importance — bien minime — de ce que j’écris, je dois pourtant aux lecteurs qui ont témoigné de l’indulgence au 1er volume et veulent bien attendre le 2e, de ne pas leur donner quelque chose de trop arbitrairement sectionné.” Enfin, revenant à la promotion de Swann, il mentionne l’article que J.-E. Blanche lui a consacré et dont il attend avec impatience la parution dans L’Écho de Paris.

Le texte de cette lettre importante a été publié dès 1927 sous la forme d’une rare plaquette intitulée Du côté de chez Bernard Grasset (Paris, Émile-Paul, collection “Les Introuvables”, 1927, n° 5).

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 150-157. — Kolb, XIII, n° 58.

 

II. Lettre autographe signée à Louis Brun. [15 avril 1914]. 1 p. in-12 (171 x 110 mm), sur un bifeuillet. Signée “Marcel Proust”. Au verso, annotations à l’encre (“Proust”, “Massis”, “Baudin”, “Bourse”, Dupuy”, peut-être de la main de Louis Brun ?).

MISE EN PLACE D’UNE STRATÉGIE DE PROMOTION DE SWANN.

“Cher ami,
Vous avez peut-être vu dans
l’Écho de ce matin (mercredi) le bel article de J.-E. Blanche. J’ai demandé au Figaro et au Gil Blas d’en donner un extrait. Je ne sais s’ils le feront, mais je leur ai dit, dans ce cas, que pour une fois je consentais à ce que ce fût un écho payant et les autorisais à vous en envoyer la note. Je verrai quelle suite ils donneront à tout cela, mais je me permets de vous prévenir à tout hasard pour que vous ne refusiez pas de les régler (je vous rembourserai intégralement bien entendu). Je compte demander la même chose à la N.R.F. et au Mercure, mais là nullement payant. Aussi il ne faut pas demander à d’autres journaux et surtout ne pas faire état de l’Écho à la librairie. Il n’y a que les Débats où je souhaiterais qu’il y eût un écho payé. Est-ce possible ?
Votre ami bien dévoué, Marcel Proust”

L’Affaire Dreyfus avait séparé Jacques-Émile Blanche et Proust qui se connaissaient depuis 1891 — le fameux portrait de Proust par Blanche date de 1892 —, mais l’article, long et élogieux, que le peintre publia le 15 avril 1914 sur Swann dans L’Écho de Paris les rapprocha (texte édité dans Lhomeau et Coelho, p. 329-334). Le peintre faisait preuve d’une perspicacité plus grande que la critique, qui avait accueilli le roman non sans réserves. Le soir de la parution, s’il écrit à Blanche que la joie qu’il ressent à lire cet article est “indépendante de la pensée qu’elles seront plus ou moins lues” (Kolb, XIII, p. 147), on peut en douter, puisque, profitant de cette publication flatteuse, Proust se démène durant les jours qui suivent pour en faire paraître des extraits dans plusieurs quotidiens : Le Figaro, Le Journal des Débats ou Gil Blas, quitte à payer les deux premiers.

Collaborateur régulier du Figaro depuis 1900, Proust pense en premier chef à un entrefilet dans le journal qu’avait dirigé Gaston Calmette. S’il envisage également de faire cette promotion détournée dans Le Journal des Débats, c’est parce que celui-ci avait publié le 25 janvier 1914 une critique d’André Chaumeix sur le roman (Lhomeau et Coelho, p. 320-328). Le troisième journal auquel il songe est Le Gil Blas, dont le secrétaire général René Blum lui avait présenté Bernard Grasset et qui avait déjà fait paraître un compte-rendu et un extrait de Du côté de chez Swann. Il tente aussi de faire publier des extraits de l’article de Blanche au Mercure de France, en vain (cf. Kolb, XIII, n° 74).

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 124-125. — Kolb, XIII, n° 72.

 

III. Un article de Jacques-[Émile] Blanche sur un ouvrage dédié à Gaston Calmette. [Vers le 16 avril 1914]. Manuscrit autographe.
1 p. in-12 (110 x 170 mm). Indication autographe “Figaro” en haut à gauche.

HOMMAGE À GASTON CALMETTE ET ÉLOGE DE SWANN.

“Figaro / Un article de Jacques-[Émile] Blanche sur un ouvrage dédié à Gaston Calmette.
On se souvient qu’il a été parlé ici à plusieurs reprises de l’ouvrage de notre éminent collaborateur et ami, Marcel Proust, intitulé :
Du côté de chez Swann. L’auteur avait tenu à le dédier : “à Gaston Calmette en témoignage d’affectueuse et profonde reconnaissance”. Aussi sommes-nous particulièrement touchés de trouver dans l’Écho de Paris un long article consacré à Du côté de chez Swann par Jacques Blanche, l’illustre artiste traite de chef d’oeuvre l’ouvrage de Marcel Proust et donne aussi plus de valeur encore à l’hommage rendu au Directeur que nous pleurons et que nous admirons de tout notre coeur.”

Première ébauche de l’écho à paraître le 18 avril 1914 dans Le Figaro, ainsi que nous le montre l’annotation “Figaro” sur le coin du feuillet, et, évidemment, l’hommage à Gaston Calmette, directeur dont le journal était en deuil depuis le 16 mars 1914. Proust s’insurgera avec tant de vigueur contre les modifications que souhaitera apporter le quotidien.

Tout en louant la clairvoyance de son ami Blanche et en rendant hommage à la mémoire de Gaston Calmette récemment décédé, Proust fait aussi son propre éloge de manière détournée : puisque le livre fut mentionné dans Le Figaro quand Calmette en était directeur et qu’aujourd’hui il est analysé brillamment par un “illustre artiste”, le roman de leur “éminent collaborateur” ne peut être qu’un chef-d’œuvre !

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 130-131 (se trompe en disant que le texte a paru dans Le Figaro du 14 avril). — Textes retrouvés : mentionné dans l’édition (p. 369, n. 1), le texte n’est pas édité par Kolb, qui, suite aux erreurs de datation de Pierre-Quint, avait trop de textes sur le texte cité par celui-ci.

 

IV. Lettre autographe signée à Louis Brun. [Vers le 16 avril 1914.]
1 p. in-12 (191 x 152 mm), sur un bifeuillet de papier bleuté. Signée “Marcel Proust”. Bords rempliés.

UN TEXTE À PARAÎTRE DANS LE FIGARO : LA TECHNIQUE PUBLICITAIRE DE PROUST.

“Cher Monsieur,
Voici la copie du petit écho :
“Notre critique d’art a signalé l’éclatant succès de l’exposition de J.-E. Blanche. On sait moins que ce rare portraitiste se double d’un remarquable écrivain.
L’Écho de Paris nous en donne une preuve nouvelle et qui nous est particulièrement agréable en publiant une longue étude de J.-E. Blanche sur notre éminent collaborateur Marcel Proust et sur son roman : Du côté de chez Swann. M. Blanche a tracé là à la plume un portrait puissamment évocateur qui ne le cède en rien à ses portraits peints.”
Votre cordialement dévoué, Marcel Proust”

Cette lettre donne le texte du prière d’insérer qui paraîtra en première page du Figaro le 18 avril 1914.

Jamais Proust ne va droit au but, et sa technique publicitaire est tout à fait particulière : il rappelle l’exposition de Jacques-Émile Blanche qui avait eu lieu du 2 au 14 février à la Galerie Bernheim-Jeune, pour en venir à l’article que le peintre consacre à Du côté de chez Swann dans L’Écho de Paris du 15 avril 1914. Bernard Grasset étant parti dans le Midi du 10 au 27 avril, c’est à Louis Brun que Proust s’adresse pour cette affaire. Le texte parut avec quelques menues modifications, peutêtre apportées par Philippe-Emmanuel Glaser, critique littéraire au Figaro et responsable de l’insertion de l’écho publicitaire. Proust se plaignit de ces coupures (“J’aurai une conversation tout à l’heure avec Glaser. Je lui dirai que les coupures faites ne sont pas très heureuses”, Kolb, XIII, n° 77), mais en réalité les changements furent minimes : seule la référence à l’Écho de Paris a été supprimée, ainsi que l’adjectif “éminent” dont Proust se qualifiait. La publication de cet article coûtera 300 F à Proust (Idem, XIII, n° 95-96).

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 125-126 (qui cite l’article comme ayant paru dans Le Miroir, mais il s’agit bien du texte du Figaro). — Kolb, XIII, n° 75. — Textes retrouvés, p. 369, n° 126 de la bibliographie p. 388. — Lhomeau et Coelho, p. 335.

 

V. Lettre autographe signée à Louis Brun. [Le 16 ou le 17 avril 1914].
1 p. in-12 (191 x 143 mm), sur un bifeuillet de papier bleuté. Signée “Marcel Proust”. Ratures. Bords rempliés.

LE MARKETING SELON PROUST : “C’est l’éditeur qui a rédigé cela”. “Cher Monsieur Brun, Robert de Flers est parti ce matin en vacances ! Faites donc je vous prie de façon toute commerciale la chose. Vous pouvez très bien voir M. Glaser. Je crois (pure supposition) qu’il a de l’hostilité contre moi. Il n’a jamais parlé de Swann. Peut-être ne l’a-t-il pas reçu. En tout cas, ceci doit être un écho de 1re page. [Une phrase biffée : < Pour le Figaro et les Débats, si cela leur est égal, il n’y a rien de pressé. Car la semaine de Pâques.>] Pour les Débats, c’est “Au jour le jour” qui serait le mieux. Je l’ai écrit sur deux feuillets n’ayant pu terminer sur le même. Mais d’ailleurs je compte sur votre obligeance pour les recopier, je ne voudrais pas qu’on sût que je les ai écrits. C’est l’éditeur qui a rédigé cela et si on consultait le manuscrit au journal, il est préférable que ce ne soit pas mon écriture. Tout cela est un peu long mais nous faisons si rarement des réclames, que pour une fois ! Pourtant il ne faudrait pas quen tout cela coûtât plus du double de ce qu’a coûté l’Écho du Miroir (et j’espère beaucoup moins). Votre tout dévoué, Marcel Proust”

Proust se montre très soucieux que son article paraisse en première page du Journal des Débats, conscient de sa plus grande visibilité à cette place (le 20 avril, il répétera : “la deuxième page à la fois est moins lue et a plus l’air réclame”, voir Kolb, XIII, n° 81, p. 161), mais aussi que le journal ne sache pas ni qu’il en est l’auteur, ni qu’il le finance. Dans plusieurs autres lettres, il demande aussi à l’éditeur de payer la facture du journal, qu’il remboursera ensuite (“ayez l’obligeance de le faire recopier à la machine avant de l’envoyer pour qu’il n’y ait pas de trace de mon écriture”, voir Kolb, XIII, n° 81 ; “je reste absolument étranger à la note que vous faites passer”, voir Kolb, XIII, n° 78, p. 157).

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 127-128 (quelques erreurs de lecture, dont “Grasset” pour “Glaser”, ce qui rend le passage incompréhensible). — Kolb, XIII, n° 76 (qui rétablit “Glaser”).

VI. Un article de Jacques-É[mile]. Blanche. [20 avril 1914]. Manuscrit autographe.
2 p. in-12 (181 x 131 et 176 x 110 mm). Indication autographe “Débats” en haut à gauche. Petites taches de doigts.

PREMIÈRE VERSION D’UN TEXTE PROMOTIONNEL POUR LE JOURNAL DES DÉBATS.

“Débats / Un article de Jacques-E. Blanche.
M. Jacques-E. Blanche n’est pas seulement le grand peintre qu’on sait. Il est encore un critique d’une rare compréhension
[barré : merveilleuse]. L’article qu’il consacre dans l’Écho de Paris à M. Marcel Proust et à son livre : Du Côté de chez Swann est à cet égard un petit chef-d’œuvre. « Marcel Proust, dit [il / M. Blanche biffé] avec bien de la finesse M. Blanche, s’est donné le plaisir d’une sorte de cinéma où il pose lui-même pour tous les personnages, jette à son gré le manteau de l’un sur les épaules de l’autre. Ce que M. Proust voit, sent, est d’une complète originalité. On cita Meredith, Dickens, d’illustres noms étrangers, à propos de lui. Or ceci vient de France, ne pourrait être d’ailleurs. Ce livre suggère presque la quatrième dimension des cubistes. Écrit dans la clairvoyance redoutable de l’insomnie nocturne, il est presque trop lumineux pour l’oeil qui ne voit qu’à demi, en plein jour < … comme une bouffée d’air dissipe les soporifiques vapeurs de la production courante. > » Ainsi discourt l’ingénieux critique. Et l’on se demande s’il en est un autre aujourd’hui < qui > puisse, comme lui, sonder ainsi les mystères de < toute > création artistique. Car M. Jacques Blanche n’y excelle pas seulement quand il s’agit de peinture, quand il s’agit de Whistler ou de Manet. Sa pénétration n’est pas moindre quand il parle de littérature et de musique. On vient de voir comment il a compris Du côté de chez Swann et l’on se rappelle ce qu’il écrivait tout récemment encore du Sacre du Printemps.”

Ce texte parut non signé, en première page du Journal des Débats du 24 avril 1914 dans la rubrique “Au jour le Jour”. La citation qu’il fait de Blanche est une composition de plusieurs passages qui n’apparaissent pas tels quels dans l’article de son ami.

Les modifications qui ont été apportées à son texte (lettre précédente) ne plaisent pas à Proust : “Le texte que vous m’envoyez est impossible. [...] je serais heureux qu’il paraisse mais selon le texte indiqué d’abord.” (Idem, n° 78). Le 20 avril, il renvoie donc cette nouvelle version à Louis Brun, dans laquelle il a ajouté “seulement à la fin un mot sur le Sacre du Printemps”, ce qui semble bien désigner notre brouillon. Brun le transmettra au Journal des Débats le 22 avril pour une parution le lendemain (le 23, mais le quotidien étant un journal du soir, il ne sort que deux jours plus tard), en demandant explicitement qu’aucun changement n’y soit fait (Idem, n° 82), car Proust s’était plaint des modifications qu’avait faites le Figaro. Cet entrefilet lui coûtera 660 francs, soit 2 000 € (Idem, n° 85).

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 131-132 (en se trompant dans la date de parution). — Textes retrouvés, p. 371-372 (en reproduisant le texte paru dans le journal, retravaillé par les éditeurs, et non pas le texte de la présente version), cf. bibliographie p. 388, n° 128. — Lhomeau et Coelho, p. 336.

VII. Lettre autographe signée à Louis Brun. [Avril-juin 1914].
2 p. in-12 (172 x 111 mm). Signée “Marcel Proust”.

“Cher Monsieur, Ci-inclus 20 francs que je vous devais. Ayez la gentillesse de songer si je ne vous dois rien d’autre. Comme je suis malade, il arrive souvent que je ne pense pas aux choses. Et vous me rendrez toujours plus grand service en me rappelant ce que je peux oublier et m’éviterez ainsi un casse-tête. Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments cordialement dévoués. Marcel Proust”

Non seulement Du côté de chez Swann fut publié à compte d’auteur, mais, en signant son contrat avec Grasset, Proust avait insisté pour s’acquitter également des frais de publicité. Les journaux devaient envoyer leurs factures à Grasset, et non à Proust pour ne pas que l’on sache qu’il finançait directement la promotion de son roman, avant que l’éditeur ne les refacture à Proust. Cette lettre de remboursement concerne probablement de semblables factures ou des frais engagés par Grasset, même si le montant de 20 F ne correspond ni à l’entrefilet du Figaro ni à celui du Journal des Débats (respectivement de 300 et 660 F).

À la suite de L. Pierre-Quint, Ph. Kolb publie cette lettre en donnant un montant de 200 F, à la place de 20 F (soit 67 €), tout en s’étonnant de ce montant qui lui semble incorrect. Pensant que la lettre peut faire suite à celle de Louis Brun du 5 juin 1914 lui réclamant 300 F, il la date de la même période ; puisque le montant n’est pas celui-là, il est possible que la date soit différente.

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 134-135. — Kolb, XIII, n° 133.

VIII. Lettre autographe signée à Louis Brun. [8 ou 9 mai 1914].
1 p. in-12 (135 x 180 mm). Signée “Marcel Proust”.
Bords rempliés.

“Cher Monsieur,
J’ai complètement oublié en vous envoyant les placards pour l’imprimeur d’y joindre une annexe qui est à intercaler dans ce placard 94 de la 6e des 8 subdivisions (je ne sais comment cela se nomme en termes d’imprimerie ce que forme chaque placard) après le 1er alinéa, c’est-à-dire après les mots « se cachaient des souvenirs d’amour ». Du reste j’indique cela sur la petite manchette qui attache les feuilles de mon annexe. Ayez la bonté de transmettre cela à l’imprimeur, mais vous savez que c’est de cela que je suis le moins pressé. C’était beaucoup plus de toute la partie à la machine qui suit les placards. Ces quelques feuilles-ci sont à la machine aussi, mais font en quelque sorte partie des placards puisqu’elles s’y intercalent.
Votre bien dévoué, Marcel Proust”.

Après Du côté de chez Swann, Proust s’attaque au deuxième des trois volumes de son roman, qui devait initialement être Le côté de Guermantes, mais qui ne paraîtra jamais sous cette forme. Après avoir renvoyé à Grasset les placards des épreuves corrigées, Proust se rend compte qu’il a oublié une annexe et il demande à l’éditeur de l’intercaler à un endroit qu’il lui signale. S’il ajoute ne pas être très pressé, c’est qu’il attend en priorité les placards de la dactylographie qui suit la partie déjà en placards. Ce second volume en train d’être mis en page par l’imprimeur Colin pour Grasset ne sera publiée que bien plus tard, en juin 1919, et par Gallimard.

RÉFÉRENCES : L. Pierre-Quint, p. 49-50 (avec quelques erreurs de retranscription). — Ph. Kolb publie cette lettre une première fois en la datant de l’été 1913 (Kolb, XII, n° 108), avant de découvrir une lettre de Brun à l’imprimeur Colin du 9 mai 1914 qui lui fait suite (Kolb, XIII, n° 105) et de la publier une seconde fois dans le volume de 1914 (Idem, n° 104 ; il corrige certaines erreurs de Pierre-Quint, mais pas toutes).

CHRONOLOGIE DE L’ÉDITION DE SWANN
1912-1913 : Refus des éditions Fasquelle, N.R.F. et Ollendorff de publier Proust.
14 novembre 1913. Du côté de chez Swann sort en librairie, édité par Bernard Grasset.
16 mars 1914. Mort de Gaston Calmette, rédacteur en chef du Figaro et dédicataire de Swann.
20 mars 1914. Gide fait savoir à Proust que la N.R.F. est prête à faire prendre à sa charge les frais d’édition de la suite de Swann.
28 mars 1914. Lettre de Proust à Bernard Grasset, lui apprenant l’offre de la N.R.F.
10-27 avril 1914. Grasset est parti dans le Midi ; Louis Brun s’occupe de la promotion de Swann.
15 avril 1914. Étude de J.-E. Blanche sur Swann dans L’Écho de Paris. Lettre à Louis Brun : il compte faire paraître des échos au Figaro, au Gil Blas et au Journal des Débats.
Vers 16 avril 1914. Lettre à Louis Brun, donnant une première version du texte à paraître en une du Figaro.
16-17 avril 1914. Lettre à Louis Brun.
18 avril 1914. Articles promotionnels de Proust dans Le Figaro et dans Gil Blas.
24 avril 1914. Article promotionnel de Proust dans Le Journal des Débats.
Avril-juin 1914. Lettre à Louis Brun, pour rembourser une somme avancée par Grasset.
8-9 mai 1914. Lettre à Louis Brun, sur les épreuves du second volume, qui est encore Le côté de Guermantes.
1916. Grasset renonce à publier la suite de la Recherche, au profit de Gallimard.
Juin 1919. Mise en vente simultanée de Du côté de chez Swann, d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et de Pastiches et Mélanges parus chez Gallimard. À la même période probablement, envoi de Proust dans le Swann sur Japon de Louis Brun.
1919. Ouverture de la librairie Gallimard sur le boulevard Raspail.
10 décembre 1919. Prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
1921. Roland Saucier devient responsable de la librairie Gallimard.
18 novembre 1922. Mort de Proust.
1927. Roland Saucier publie une plaquette qui reprend le texte de la lettre de Proust à Grasset qu’il possédera en 1942.
29 juin 1928. Première vente Louis Brun, sans qu’elle ne porte son nom.
1930. Publication du livre de Léon Pierre-Quint Comment parut “Du Côté de chez Swann”.
22 août 1939. Mort de Louis Brun, assassiné par sa femme.
28 mai-2 juin 1942. Seconde vente Louis Brun ; le Swann est acquis par Roland Saucier.
Entre 1942 et 1955. Roland Saucier fait relier son Swann par Huser.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
- P. ASSOULINE. Gaston Gallimard, un demi-siècle d’édition française. Gallimard, “Folio”, 2006.
- J. BOGOUSSLAVSKY. “Voyage au pays de quelques livres « impossibles »”, in Histoires de rencontres entre écrivains, peintres et bibliophiles, tiré à part de la revue Histoires littéraires, n° 52, 2012.
- G. BOILLAT. La librairie Bernard Grasset et les lettres françaises. H. Champion, 1974-1988. 3 vol.
- J. BOTHOREL. Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur. Grasset, 1989.
M. BRUN. “Contribution à l’étude des premiers tirages de l’édition originale de Du côté de chez Swann”, in Le Livre et l’Estampe, n° 45-46, 1966, p. 5-39.
- M. CHALVET. “Du côté de chez Swann. Liste des exemplaires de l’édition originale tirés sur Japon et sur Hollande”, in Le Livre et l’Estampe, n° 6, avril 1956, p. 1-4.
Dictionnaire Marcel Proust, sous la dir. d’A. Bouillaguet et Br.G. Rogers, H. Champion, 2004.
- J. GALTIER-BOISSIERE. Mon journal pendant l’Occupation. Libretto, 2016.
- H. VIGNES et P. BOUDROT. Bibliographie des éditions de la Nouvelle revue française (26 mai 1911-15 juillet 1919). Librairie Henri Vignes et Éditions des Cendres, 2011.
- Fr. LHOMEAU et A. Coelho. Marcel Proust à la recherche d’un éditeur. Olivier Orban, 1988.
- L. PIERRE-QUINT. Comment parut “Du Côté de chez Swann”. Lettres de Marcel Proust à René Blum, Bernard Grasset et Louis Brun. Kra, 1930.
- M. PROUST. À la Recherche du temps perdu. Édition sous la dir. De J.-Y. Tadié. Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1987-1989. 4 vol.
- M. PROUST. Contre Saint-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges, et suivi de Essais et Articles. Édition de P. Clarac, en collaboration avec Y. Sandre. Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1971.
- M. PROUST. Correspondance de Marcel Proust. Édition par Ph. Kolb. Plon, 1970-1993.
- M. PROUST. Correspondance Marcel Proust-Gaston Gallimard. Édition par P. Fouché. Gallimard, 1989.
- M. PROUST. Mon cher petit. Lettres à Lucien Daudet. Édition de M. Bonduelle. Gallimard, 1991.
- M. PROUST. Textes retrouvés. Édition par Ph. Kolb. Gallimard, Cahiers Marcel Proust n° 3, 1971.
Répertoire des biens spoliés en France durant la guerre 1939-1945. Bureau central des restitutions, t. VII (Archives, manuscrits et livres rares), s.d.
- S. SIMON. “Le monstre et le méchant : Marcel Proust et Jacques-Émile Blanche”, in - Le Cercle de Marcel Proust, sous la dir. de J.-Y. Tadié. H. Champion, t. II, 2015, p. 115-128.
- J.-Y. TADIE. Marcel Proust. Gallimard, “N.R.F. Biographies”, 1996.
- M. VOX. “Bernard Grasset, précurseur”, in Communication et
Langages, n°12, 1971, p. 81-90.
- Ed. WHITE. Jean Genet. Gallimard, “N.R.F. Biographies”, 1993.
- M. WITTOCK. La Bibliothèque de Laurent Meeûs. Éric Speeckaert, 1982.

 

REMERCIEMENTS

Nous remercions M. Jean-Yves Tadié d’avoir aimablement accepté de préfacer ce catalogue [ci-dessous], ainsi que M. Antoine Compagnon pour les précisions qu’il nous a données sur les trois articles manuscrits.

La liste des exemplaires de Swann sur Japon est redevable aux travaux de Maurice Chalvet et aux précisions apportées par M. Pascal de Sadeleer — nous l’en remercions — à l’occasion de la vente de l’exemplaire de Swann de Lucien Daudet, que nous avons décrit ensemble en 2013.

Que M. le professeur Bogousslavsky soit également remercié de nous avoir envoyé et autorisé à publier la photographie de son exemplaire (n° 3), nous permettant ainsi, pour la première fois de réunir — visuellement — les 4 exemplaires survivants [dans le catalogue imprimé].

 

PREFACE de M. Jean-Yves Tadié
(NB : cette préface figurait en tête du catalogue imprimé).

Cet exemplaire fait rêver. C’est le numéro cinq et dernier de tout : de tous les exemplaires numérotés, et du plus beau papier, le Japon. À qui songe d’abord Proust au moment de dédicacer ce numéro 5 ? Son dernier exemplaire sur Japon ? Pensons un instant aux personnes à qui Proust n’a pas dédicacé d’exemplaire sur ce papier. Pas à l’ami de sa jeunesse, Reynaldo Hahn, pas à son frère Robert, pas à son ami du moment, Alfred Agostinelli. Tout simplement au secrétaire général de sa maison d’édition.

Ne raisonnons pas comme si Proust avait eu chez lui cinq exemplaires sur Japon, douze sur Hollande. Il n’en est rien. Les exemplaires sur grand papier sont imprimés après les exemplaires sur papier courant, ici un mois, donc en décembre 1918. C’est l’éditeur qui les détient, sauf un, destiné à l’auteur, le numéro un que Proust ne garde pas pour lui mais dédicace alors à Lucien Daudet. Donc Proust ne dédicace d’entrée que deux exemplaires sur cinq, à Lucien Daudet, son ami très cher de toujours, et, ce qui surprend, au peintre témoin de son duel, Jean Béraud. Restent celui de Grasset, celui du directeur du Figaro, Calmette, celui de Louis Brun, que Proust ne dédicace pas en 1913, parce qu’il ne les a pas.

Louis Brun, que personne ne connaît plus et qui a eu plus tard un destin tragique, victime d’une passion qui est au coeur de la Recherche, la jalousie. Proust lui écrit cette dédicace au moment où il a déjà quitté Grasset, non au moment où il publie son roman. Il en profite pour le remercier de son entremise efficace et de l’observation de ses consignes, dont témoignent les lettres jointes. C’est probablement Louis Brun qui le lui fait porter à dédicacer en 1918, peu de temps après avoir été démobilisé, accompagné d’une lettre comme celle qu’il écrira à Proust en 1922 à propos de Sodome et Gomorrhe II : “M’autorisant de votre amabilité coutumière, je […] vous serais infiniment reconnaissant si vous vouliez bien avoir l’obligeance de le signer, vous me procureriez une grande joie” 1. Cette joie du bibliophile n’est pas toujours incompatible avec celle de l’investisseur, puisque dès 1928 Brun a cherché à vendre son Swann et ses autres exemplaires de la Recherche.

Louis Brun, ami de jeunesse de Bernard Grasset, a été toute sa vie un brillant second, sur lequel l’éditeur, souvent malade et absent, se reposait entièrement. Grasset en témoigne à plusieurs reprises : “La chance m’a beaucoup favorisé en me faisant rencontrer Brun dès le début de ma carrière d’éditeur”. Il a été “un des facteurs les plus puissants de ma réussite” 2. Henry Muller le décrit aussi comme un administrateur parachevant les initiatives de Grasset ou tempérant ses emportements. “Grasset va établir avec son “second” un type de relations d’une troublante perversité, combinant l’affection, le mépris, l’indulgence, la méchanceté, la mesquinerie et la générosité” 3. Ce souffre-douleur d’un patron toujours malade et dépressif, au physique de haut fonctionnaire discret, avait aussi un tempérament de jouisseur qui allait le conduire à sa perte. Parmi les plaisirs de la vie et de l’art, il avait élu la bibliophilie. Il se servait d’abord à la source, chez les auteurs de la maison Grasset, dont il retenait un tirage de tête, souvent marqué au crayon de l’inscription “exemplaire de Louis Brun”, si possible dédicacé. Lors de la vente de ses livres, en mai et juin 1942, le catalogue portera la mention : “Succession de M. Louis Brun, ancien directeur des éditions Bernard Grasset, éditions originales modernes, avec envoi d’auteur” ; les exemplaires sont en effet truffés d’autographes. Grasset tentera de faire opposition à la vente, des écrivains comme Giraudoux, Mauriac, Morand, récupèreront certaines lettres personnelles. Mme Brun écrit à Grasset en décembre 1942 pour lui demander de lever son opposition : “Il serait trop long et cruel pour moi de vous rappeler tout le mal que vous avez fait à mon mari, que je défendrai toujours en tant qu’éditeur” 4. Le 22 août 1939, elle avait assassiné son époux dans leur villa de la Côte d’azur, s’était jetée à l’eau, avait été repêchée et elle avait été acquittée. Il était mort pour n’avoir pas caressé que les beaux livres.

Ce qui surprend, alors qu’on aurait cru qu’il planerait au-dessus des détails et de la vie matérielle du livre, c’est le soin avec lequel Proust surveille les détails les plus concrets de l’édition : le prix, les marges, les caractères typographiques, ainsi que le lancement, la publicité, les communiqués à la presse, toutes les étapes de la fabrication et du lancement d’un ouvrage. Il a compris avant tout le monde l’importance de la communication, de la publicité, des relations avec les media. Il ne ménage ni son temps ni son argent, ne reculant pas devant ce qui nous apparaîtrait aujourd’hui comme de la corruption active, puisqu’il paie les journaux pour qu’ils parlent de son livre et qu’il leur écrit ce qu’ils doivent faire paraître. Bien loin de s’enfermer comme Mallarmé au “songe froid de mépris”, de penser que le commerce est au-dessous de lui, il sait qu’il a peu de temps pour faire connaître sa pensée, comme s’il n’en était que dépositaire et qu’elle ne lui appartenait pas, qu’il en était comptable aux yeux de l’opinion et de la postérité. La correspondance très importante, sinon inconnue, qui truffe ce livre apporte la trace écrite d’un esprit nouveau, d’un aventurier de l’industrie du livre, d’un des premiers attachés de presse, du toujours moderne Marcel Proust.

(Notes de la préface. 1. Kolb, XXI, p. 179. / 2. G. Boillat, Bernard Grasset et les lettres françaises, I, p. 229. / 3. J. Bothorel, Bernard Grasset, Grasset, p. 46. / 4. Idem, p. 374-5.)

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Translation in English of the press release :

One of the main events in the sale catalogue of Books and Manuscripts on 30 October is the rediscovery of one of the five very rare examples of the first edition on Japanese paper of Du côté de chez Swann (Swann’s Way) by Marcel Proust. These five legendary examples are the Proustian Holy Grail. The four other known copies belonged to Lucien Daudet, Gaston Calmette (the dedicatee of Swann), Jean Béraud and Jacques de Lacretelle (plundered during the war and never reappeared).

This fifth copy is a genuine rediscovery: its last public appearance was in 1942 in a sale at Drouot, where it was bought by the bibliophile Roland Saucier, manager of the Gallimard bookshop on Boulevard Raspail. He kept it until his death.

It first belonged to Louis Brun, as witnessed by this fine autograph inscription: "A Monsieur Louis Brun Ce livre qui passé à la N[ouve]lle Revue française n’a pas oublié son amitié première pour Grasset Affectueux souvenir Marcel Proust" [translation : “To Mr. Louis Brun: this book, which is moving over to the Nouvelle Revue Française, has not forgotten its first friendship for Grasset. With affectionate memories, Marcel Proust”].

Eminence grise to Bernard Grasset, and general secretary of the eponymous publishing house, Louis Brun was in charge of publications. He added several letters and manuscripts received from Proust to his copy.

From Grasset to Gallimard: the envoi encapsulates the publishing adventures of La Recherche (In Search of Lost Time). For Marcel Proust was rejected several times before the right person turned up in the shape of Bernard Grasset, who agreed to publish the novel at the authors' expense. Proust also had to finance its promotion. Du côté de chez Swann, finally published on 8 November 1913, reached the bookshops on 14 November. Although it had got off to a bad start, the book was a huge success for its persevering author. Taking advantage of editorial delays, Gaston Gallimard, André Gide, Jacques Rivière and the entire Nouvelle Revue Française team launched an irresistible charm offensive to persuade Proust to join their ranks. Their efforts paid off during the spring of 1916 – this was probably the point at which Proust inscribes the copy to Louis Brun, as he refers to his move from Grasset to the N.R.F.

Apart from the envoi, the book comes with several autograph documents:
- two manuscripts of articles to be published in the Figaro, promoting Swann's release;
- six letters (one to Bernard Grasset and five to Louis Brun) describing his strategy for the promotion of Swann in the press. Louis Brun had them bound at the end of his volume, and they provide valuable evidence of the author's ‘marketing’ methods.