

2.
La façade du Teatro du Palazzo Grassi, 1964 © Archives Fondation Dubuffet, Paris /photo Borge Venge © ADAGP, Paris 2019
QUOTE 1
As far as I know, he is the only major artist of our time to successfully move with such ease between abstract and figurative art.
Milton Ratner
QUOTE 2
Art should make us laugh a little and frighten us a little, but never bore us.
Jean Dubuffet
TEXT
Œuvre emblématique du cycle le plus prolixe de Jean Dubuffet, La Chaise est non seulement l'une des premières grandes toiles de l'Hourloupe, réalisée seulement deux ans après l'initiation de la série, mais aussi l'une des plus importantes aux yeux de l'artiste qui choisit de la présenter comme l'une des plus abouties lors de l'exposition L'Hourloupe di Jean Dubuffet au Centro Internazionale delle arti e del costume en marge de la XXXIIe Biennale internationale d'art contemporain de Venise en 1964.
Achevée le 11 avril de cette même année, soit juste à temps pour atteindre les rives de la cité des Doges pour l'inauguration de la mythique rétrospective, cette impressionnante composition de près de deux mètres de haut rassemblant l'ensemble des principes visuels et idéologiques de l'esthétique révolutionnaire de Dubuffet suscita l'enthousiasme des collectionneurs les plus avisés de l'époque dès l'ouverture de la mostra. C'est ainsi qu'elle traversa pour la première fois l'Atlantique, rejoignant la demeure du magnat de l'automobile Arnold H. Maremont, connu pour sa remarquable collection d'art moderne parmi laquelle figuraient d'importants tableaux de Jackson Pollock, Franz Kline, Juan Gris ou Georges Braque et qui en fit l'acquisition par l'intermédiaire d'Ernst Beyeler avant de devenir la propriété de Milton D. Ratner, célèbre homme d'affaires resté dans l'histoire des arts pour avoir eu entre ses mains l'une des plus importantes collections au monde d'œuvres d'Alberto Giacometti.
Considérant La Chaise comme l'une des plus exceptionnelles toiles de sa collection, Milton D. Ratner estimait d'ailleurs qu'elle était particulièrement exemplaire de la vision de celui qui était d'après lui le « plus grand artiste de [son] temps », car le seul « à avoir su évoluer entre abstraction et figuration » (propos rapportés dans le catalogue de l'exposition Jean Dubuffet: Materiologies et Texturologies from the Milton D.Ratner Family Collection, New Jersey, 1977). Il faut dire qu'à travers les entrelacs de couleurs industrielles bleues, rouges, blanches, jaunes et vertes rehaussées de noir que Dubuffet esquisse ici, il démontre un incomparable talent à révéler un univers graphique visionnaire faisant table rase du passé et instaurant un nouvel ordre délibérément ambigu à la frontière entre représentation et concept.
En d'autres termes, à travers cette interprétation hors norme d'un sujet somme toute fruste -une chaise- Dubuffet démontre ici son indéniable génie en mettant à jour un langage à la fois descriptif et imagé, réussissant le tour de force de peindre simultanément toutes les facettes d'un objet et le faire totalement disparaître dans un tissu de cellules en all-over, suggérant une réalité abstraite rendant pour la première fois visible le principe même de l'œuvre, puisque la chaise ici dépeinte est à la fois reconnaissable et méconnaissable. Face à La Chaise, Dubuffet nous oblige du même coup à devenir actifs pour discerner l'objet, sa façon à lui de nous convaincre que l'art ne s'adresse pas à l'œil mais à l'esprit.