Lot 50
  • 50

Masque, Grebo / Krou, Liberia / Côte d'Ivoire

Estimate
700,000 - 1,000,000 EUR
bidding is closed

Description

  • wood
  • haut. 83 cm
  • 32 5/8 in

Provenance

Collection Pierre et Suzanne Vérité, Paris
Transmis par descendance
Paris, Enchères Rive Gauche, "Collection Vérité", 17 et 18 juin 2006, n° 157
Collection privée, New York, acquis lors de cette vente

Exhibited

Paris, Cercle Volney, Les arts africains, 3 juin - 7 juillet 1955
Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, The Inner Eye: Vision and Transcendence in African Arts, 26 février - 9 juillet 2017

Literature

Lejard, Les arts africains, 1955, p. 53, n° 159D
Segy, African Sculpture Speaks, New York, 1969 et 1975, p. 170, n° 164A
Nooter Roberts, "The Inner Eye: Vision and Transcendence in African Art", African Arts, Vol. 50, n° 1, Printemps 2017, p. 62, n° 2 

Catalogue Note

Entre le visible et l’invisible 
Par Alain-Michel Boyer
Docteur en anthropologie et Professeur/Chercheur en art africain

Un tel masque a très tôt frappé les observateurs européens. Dès 1843, le commodore Matthew Perry s’empara, sur la côte du Liberia, d’un masque Grebo, offert en 1867 au Smithsonian Museum de Washington[1].  Au début du XXe siècle, il fascina Apollinaire et, de manière plus déterminante, Picasso, qui en posséda plusieurs[2]. Si, autour de 1912, la découverte des masques Grebo (Bakwe/Neyo/Godie) eut un impact déterminant dans la naissance du cubisme synthétique, s’ajoute ici, dans la singulière présence de huit yeux tubulaires,  le signe manifeste de son pouvoir : accéder à l’invisible.

« La découverte décisive »

Daniel-Henry Kahnweiler (« L’art nègre et le cubisme », Présence Africaine, n°3, 1948)

« Le fait est que Picasso possédait un masque Wobé et que c’est l’étude de ce masque qui est à l’origine du bouleversement qui s’opéra alors » (idem, p. 373). Ces masques produisirent en lui un déclenchement dans son rejet des styles illusionnistes, dans la conquête d’une esthétique visant à la conceptualisation, et dans sa volonté de substituer, à la représentation des objets, leur inscription comme signes. D’où l’influence séminale de l’un de ces masques pour l’élaboration, en 1912, de sa célèbre Guitare en tôle (MoMA, inv. n° 640.1973), la toute première sculpture vraiment cubiste. Ces œuvres hantèrent Picasso à tel point qu’elles figurent sur ses dessins, notamment sur une mine de plomb représentant la salle à manger de l’artiste à Montrouge, en 1917.

Pour vraiment apprécier ce masque, il faudrait idéalement se placer au début du XXe siècle, afin de revivre une telle stupéfaction : à la différence de beaucoup d’autres effigies africaines connues alors, et à l’inverse de la représentation de la tête humaine depuis la Grèce classique jusqu’à Rodin, il ne s’agit pas d’une sculpture modelée reproduisant un visage, mais d’un assemblage de volumes géométriques où dominent les cercles, les rectangles : un agencement équilibré, qui ne vise pas à « copier la nature », à imiter ou figurer les composantes de la face, mais à les imposer comme emblèmes. Sur un panneau uniformément plat, huit cylindres, deux planchettes et trois parallélépipèdes évoquent huit yeux, deux arêtes nasales, un front et deux bouches.

Bien plus : une inversion radicale dans l’ordre de la représentation transforme délibérément les trous en aspérités, les creux en protubérances ; les ouvertures, yeux et bouches, deviennent des saillies. Des saillies dépourvues d’orifice (narines, orbites, cavité buccale) puisque les deux parallélépipèdes inférieurs sont simplement coupés par une ligne minimaliste dotée de chevrons qui suggèrent des dents, et des cercles peints en noir sur l’extrémité plate des cylindres se bornent à rappeler les pupilles. Rupture et innovation plastiques majeures dont Daniel-Henry Kahnweiler, fin analyste du cubisme et, dès 1907, éminent marchand de Picasso avait, l’un des premiers, décelé toute l’audace (Kahnweiler, idem, p. 367) : faire du moins un plus, métamorphoser une béance en excroissance.

Mais ce masque se distingue aussi par une amplification surprenante :  la multiplication des yeux tubulaires. Profusion qui s’explique par la superposition de deux visages schématisés, en un agencement qui procède, à l’inverse, d’une extrême parcimonie pour d’autres organes, puisque la bouche de la face supérieure joue le rôle de renflement frontal pour l’inférieure. Deux cornes sommitales stylisées manifestent la dualité de l’humain et de l’animal, et la nécessaire harmonie du social et de la nature, en écho à la duplication des têtes intimement associés.

« Avoir quatre yeux »

Pourquoi figurer deux paires d’yeux sur un même visage ? Il faut se tourner vers une expression assez répandue en Afrique de l’Ouest, « avoir quatre yeux », qui se rapporte à la capacité d’extra-lucidité de certains êtres, qui voient double, ou dont le regard perce le mur des apparences. Non seulement les devins, mais tout détenteur de culte, tout porteur de masque, qui sont aussi des voyants. Matérialiser plastiquement un symbole, faire d’une formule verbale une réalisation formelle : c’est l’un des atouts de cet art, qui transpose de manière concrète l’intensification de la vision, la pénétration magique du regard et le pouvoir d’accéder à l’invisible.

Un tel masque ne relevait pas d’une seule communauté, mais existait parmi plusieurs groupes appartenant à l’ensemble linguistique des Kru[3] : au Liberia, ce sont les Grebo, qui vivent au sud-est du pays, dans le « Maryland » et le « Grand Kru County ». Juste de l’autre côté de la frontière, en Côte d’Ivoire, ce sont les Bakwe, installés autour de Soubré et San-Pedro ; mais aussi les Godie, près des villes de Fresco et Sassandra, et les Neyo, sur les rives du fleuve Sassandra.

Les villageois grebo disaient en 1974 qu’un tel masque avait jadis pour fonction d’expurger les mangeurs de « doubles » (ou d’âmes pour les chrétiens), mais qu’il intervenait aussi lors de conflits rituels entre clans, à l’occasion d’une contestation de territoire, d’un problème de chasse, d’un rapt de femme. Grâce à sa profusion d’yeux, il « surveillait » les combattants, mais les « fortifiait » également, afin de les hausser au-dessus du statut d’homme, jusqu’à celui de guerrier valeureux. Il se portait bien sûr verticalement, mais avec une légère inclinaison du sommet vers l’arrière, ce qui soulignait son élancement vers le ciel. Si les yeux sont aveugles, c’est parce que le danseur regardait par les trous perforés au-dessous de la bouche centrale. Sa dimension nécessitait un bois léger - vraisemblablement du kapokier, appelé communément « silk cotton tree » au Liberia et « fromager » en Côte d’Ivoire (Ceiba pentandra, de la famille des Malvaceae). Un bois dont raffolent les xylophages : ils ont percé la surface de celui-ci d’innombrables pertuis.

De tels masques ont aujourd’hui presque totalement disparu. D’abord à la suite de ce que l’on nomme au Liberia les « Grebo Wars » qui durèrent, par épisodes, de 1854 à 1910, lorsque le gouvernement, composé d’Afro-Américains, réprima durement les membres de ce peuple, en partie pour répandre parmi eux la foi chrétienne et éradiquer les croyances animistes qui présidaient à la fabrication des masques ; ensuite lorsque se développa, à partir de 1914, le culte syncrétiste iconoclaste du prophète William Wade Harris - lui-même grebo, né au Liberia -, qui parcourait les villages, en Côte d’Ivoire aussi, en clamant « Brûlez vos fétiches[4] ». Néanmoins, quelques masques de ce type subsistent en Côte d’Ivoire, dans la région de Sassandra, chez les Neyo et les Godie, chez lesquels ils n’ont plus de fonction rituelle, mais participent à des fêtes de divertissement[5].

                                                           

[1] Voir : A-M BOYER, “Grebo Art”, Arts & Cultures, 2010, p. 141.

[2] Voir : William RUBIN, « Primitivism » in 20th Century Art: Affinity of the Tribal and the Modern, New York, Museum of Modern Art, 1984. Trad. fr.: Le Primitivisme dans l’art du 20ème siècle, Paris, Flammarion, 1987, pp. 304-323.

[3] Bizarrerie de l’ethnologie : le mot « Kru » désigne à la fois un ensemble d’une vingtaine d’ethnies (Bassa, We, Bété, Niabwa, etc.) et une ethnie particulière, d’à peine 20 000 individus installés dans le département de Tabou, en Côte d’Ivoire. Mais ces derniers n’ont jamais possédé de masque de ce type, bien que beaucoup de catalogues leur en attribuent l’origine. Imbroglio supplémentaire : leur dextérité dans la navigation et dans la maîtrise de la « barre », sur ce rivage, a produit une assimilation de « Krumen » à « Crewmen », ce dernier mot englobant des personnes non kru (voir : A-M. BOYER, op. cit. 2010, pp. 137-139).

[4] Sur le « Harrisme » et ses destructions, voir : Alain-Michel BOYER, « L’Afrique et la pérennité de l’immatériel », dans : Arts&Cultures 2017, Genève, p. 115-116. Traduction anglaise : « Africa and the Permanence of the Immaterial », Arts&Cultures 2017, Geneva, pp. 115-116.

[5] Voir : Pierre BOUTIN : « Les masques « krou » de Côte d’Ivoire », Afrique, Archéologie, Arts, n° 5, 2007-2009, pp. 7-26.

Between the seen and the unseen
By Alain-Michel Boyer
Anthropologist and Professor/Researcher in african art

Masks such as this has been of interest to European observers from very early on. As early as 1843, Commodore Matthew Perry seized a Grebo mask on the coast of Liberia, which was then donated to the Smithsonian Museum in Washington in 1867[1].  In the early twentieth century, the masks were a source of fascination for Apollinaire and, more significantly, for Picasso, who owned several of them [2]. Around 1912 the discovery of the Grebo masks (Bakwe / Neyo / Godie) had a decisive impact on the advent of synthetic cubism, and with this mask there is an added element, in the singular presence of eight tubular eyes - a manifest sign of its power: granting access to the unseen.

"The decisive discovery"

Daniel-Henry Kahnweiler (« L’art nègre et le cubisme », Présence Africaine, No. 3, 1948)

"The fact is that Picasso owned a Wobe mask and that it is the study of this mask that is at the root of the upheaval that took place" (ibid, p. 373). These masks triggered Picasso’s rejection of illusionist styles, as part of the quest towards an aesthetic aimed at conceptualization, and in his desire to replace the representation of objects with their imprint as signs. Hence the seminal influence of one of these masks for the production, in 1912, of his famous sheet metal Guitar (MoMA, inv. No. 640.1973), the very first genuinely cubist sculpture. These pieces haunted Picasso so profoundly that they feature in his drawings, including a graphite sketch depicting the dining room of the artist in Montrouge, in 1917.

To truly appreciate this mask, the ideal viewpoint to relive their stupefaction, would be that of a viewer in the early twentieth century. Unlike many other African effigies known then, and in direct opposition to the representation of the human head as seen from classical Greece to Rodin, this was not a modelled sculpture reproducing the shape of a face, but an aggregation of geometric volumes with a prevalence of circles, rectangles; a balanced arrangement, which does not aim to "copy nature", to imitate or represent the elements of the face, but to impose them as emblems. On a uniformly flat panel, eight cylinders, two small boards and three parallelepipeds evoke eight eyes, two nasal ridges, a forehead and two mouths.

Better yet, a radical inversion in the order of the representation deliberately transforms the holes into asperities, the hollows into protuberances; the openings - eyes and mouths - become projections. The projections are devoid of orifices (nostrils, orbits, oral cavity); the two lower parallelepipeds are divided by a minimalist line with chevrons that suggest teeth, and circles painted black on the flat end of the cylinders merely evoke pupils. This was a major artistic breakthrough and innovation which Daniel-Henry Kahnweiler, a discerning analyst of cubism who from as early as 1907 Picasso's eminent dealer, was one of the first to see in all its boldness (Kahnweiler, ibid, p. 367): making a minus into a plus, metamorphosing a void into an excrescence.

But this mask also stands out for a surprising amplification: the multiplication of its tubular eyes. This profusion is explained by the superimposition of two schematized faces, in an arrangement which proceeds, conversely, from an extreme frugality with regard to other organs resulting in the mouth of the upper face playing the role of a forehead for the lower one. Two stylized horns show the duality of the human and the animal and the necessary social harmony with nature, echoed by the duplication of the intimately associated heads.

 

"Having four eyes"

Why figure two pairs of eyes on the same face? To answer this question, we must look to a fairly commonly used expression in West Africa - "to have four eyes", which refers to the gift of clairvoyance enjoyed by certain beings, who see double, or whose eyes pierce the wall of appearances. This gift is held not only by diviners, but all guardians of a cult, all bearers of masks, who are also seers. Embodying a symbol, turning a verbal formula into a formal realisation is a characteristic of this art, which concretely transposes the intensification of the vision, the magical penetration of the gaze and the power to access the unseen.

Such a mask did not belong to a single community, but was shared among several groups belonging to the Kru linguistic group[3]. In Liberia, the Grebo live in the southeast of the country, in "Maryland" and "Greater Kru County". Just across the border, in Côte d'Ivoire, the Bakwe are settled around Soubre and San-Pedro; but also the Godie, near the towns of Fresco and Sassandra, and the Neyo, on the banks of the Sassandra River.

In 1974 Grebo villagers said that the role of such a mask was to expurgate those who ate "doubles" (or souls for Christians), but that it also played a part in settling ritual conflicts between clans, in the case of a land contest, a hunting problem or the rape of a woman. With its numerous eyes, it could "watch" the fighters, but also "strengthen" them, in order to raise them above their status as men, and turn them into valiant warriors. The mask was evidentially worn vertically, and the top inclines slightly backwards which emphasizes the idea it is soaring towards the sky. The eyes are blind and to see, the dancer looked through the holes perforated below the central mouth. Its large scale required a light wood - presumably kapok, commonly called "Silk cotton tree" in Liberia and "Fromager" in Côte d'Ivoire (Ceiba pentandra, of the Malvaceae family). A wood that xylophagous insects love: here they have pierced innumerable holes in its surface.

Nowadays, for two reasons, such masks have almost completely disappeared. Firstly due to what is known in Liberia as the "Grebo Wars", which lasted intermittently from 1854 to 1910. During this time a government staffed by African-Americans harshly repressed the Grebo people, partly in order to spread the Christian faith among them and to eradicate animist beliefs that spurred the creation of masks. Secondly, from 1914 onwards, as a result of the iconoclastic syncretic cult of prophet William Wade Harris - himself a Grebo, born in Liberia - who roamed the village in Liberia and the Ivory Coast, instructing people to "Burn their fetishes"[4]".  Nevertheless, some of these types of masks remain in the Ivory Coast in the Sassandra region, home to the Neyo and Godie people, for whom they no longer have a ritual function, but are a part of entertainment festivals[5].

[1] See: A-M BOYER, “Grebo Art”, Arts & Cultures, 2010, p. 141.

[2] See: William Rubin, "Primitivism" in 20th Century Art. Affinity of the Tribal and the Modern, New York, Museum of Modern Art, 1984. Trad. fr.: Le Primitivisme dans l’art du 20ème century, Paris, Flammarion, 1987, pp. 304-323.

[3] In a strange quirk of ethnology, the word "Kru" refers both to an aggregation of about twenty ethnic groups (Bassa, We, Bété, Niabwa, etc.) and to one particular ethnic group, of barely 20,000 individuals settled in the department of Tabou, in Côte d'Ivoire. Yet the latter have never had masks of this type, although many catalogues credit them with their creation. And to further complicate the issue, their dexterity in navigation and in controlling the "shoaling waves" on this shore, produced an assimilation of "Krumen" to "Crewmen", this last word including non-kru people (See: A-M. BOYER, op. cit. 2010, pp. 137-139).

[4] On "Harrism" and its destructions, see: Alain-Michel BOYER, « Africa and the Permanence of the Immaterial », Arts&Cultures 2017, Geneva, pp. 115-116.

[5] See: Pierre BOUTIN : "Les masques "krou" de Côte d’Ivoire", Afrique, Archéologie, Arts, No. 5, 2007-2009, pp. 7-26.