Lot 37
  • 37

Flaubert, Gustave

Estimate
10,000 - 15,000 EUR
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Description

  • Flaubert, Gustave
  • Lettre autographe à Louise Colet. [Croisset] Samedi [19 juin 1852].
  • ink on paper
6 p. in-8 (206 x 136 mm) écrites recto-verso, dont 4 sur un feuillet double, enveloppe à l’adresse de "Madame Colet rue de Sèvres 21 / Paris" cachet postal Rouen 20 juin 1852.

Très belle lettre à propos de Madame Bovary.

Il est une heure du matin, et Flaubert a "écrit aujourd’hui pendant douze heures". Il félicite Louise Colet pour le poème qu’elle lui a envoyé (Les Résidences royales) et lui donne quelques conseils de correction : "Il ne manque à cette pièce que très peu de choses pour en faire tout bonnement un petit chef-d’œuvre".
Il en vient à lui, à son propre travail, après avoir rapidement évoqué les photographies d’Egypte prises par Maxime Du Camp : "Il n’y a qu’aujourd’hui de toute la semaine que j’aie un peu bien travaillé. Un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m’est enfin je crois arrivé avec sa tournure. Quelle difficulté qu’une narration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher les mêmes choses ! […] Non, je ne regrette pas d’être resté si tard en arrière. Ma vie du moins n’a jamais bronché. -- Depuis le temps où j’écrivais en demandant à ma bonne les lettres qu’il fallait employer pour faire les mots des phrases que j’inventais, jusqu’à ce soir où l’encre sèche sur les ratures de mes pages, j’ai suivi une ligne droite, incessamment prolongée, et tirée au cordeau à travers tout. J’ai toujours vu le but se reculer devant moi, d’années en années, de progrès en progrès. Que de fois je suis tombé à plat ventre, au moment où il me semblait le toucher ! Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, où l’approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j’en aurais seront à cause de toi, pauvre chère femme qui m’a tant aimé. -- Mon cœur n’est pas ingrat, il n’oubliera jamais que ma première couronne c’est toi qui l’a tressée et qui me l’as posée sur le front avec tes meilleurs baisers. -- Et bien, il y a des choses plus voisines que j’envie davantage que ce tapage, que l’on partage avec tant de monde. Sait-on, quelque connu que l’on soit, sa juste valeur ? Les incertitudes de soi que l’on a dans l’obscurité, on les porte dans la célébrité. -- Que de gens parmi les plus forts en sont morts rongés, à commencer par Virgile qui voulait brûler son œuvre ! -- Sais-tu ce que j’attends ? C’est le moment, l’heure, la minute, où j’écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovary ou autres, et que, ramassant de suite toutes les feuilles, j’irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce et que tu m’écouteras, que je te verrai t’attendrir, palpiter, ouvrir les yeux. Je tiendrai là ma jouissance de toutes les manières. -- Tu sais que je dois prendre au commencement de l’autre hiver un logement à Paris. -- Nous l’inaugurerons si tu veux par la lecture de Bovary. Ce sera une fête".
Puis Flaubert met son amie en garde contre un Arménien qui fréquente son salon : "Les Arméniens ne sont généralement pas beaux ; ils ont un nez d’oiseau de proie et des dents bombées. -- race de gens d’affaires, drogmans, scribes et politiques de tout l’Orient". Il termine ainsi sa lettre :"Adieu, mille et mille baisers. Je suis éreinté et vais me coucher. A toi".



En juillet 1846, Flaubert rencontre Louise Colet dans l’atelier du sculpteur Pradier. Elle a dix ans de plus que lui. Le 29 juillet, elle devient sa maîtresse. Leur liaison tumultueuse durera jusqu’en mars 1848, Flaubert refusant de vivre à Paris et restant cloitré à Croisset. Du 29 octobre 1849 à juin 1851, il voyage en Orient avec son ami Maxime Du Camp sans avoir prévenu Louise de son absence mais à son retour, leur liaison recommence. Il lui fait part de ses tourments à la rédaction de Madame Bovary (comme cette lettre le démontre), il corrige les poèmes qu’elle lui envoie. La rédaction de Madame Bovary va durer cinq années. Louise Colet est toujours malheureuse de la place qu’elle occupe dans la vie de Flaubert qu’elle voit trop peu ; le 6 mars 1855, ils se séparent définitivement, deux ans avant la parution de Madame Bovary.
Entre l’été 1846 et avril 1854 (avec une interruption entre avril 1847 et juillet 1851 et une dernière lettre de rupture en mars 1855), Flaubert a adressé 276 lettres à Louise Colet, lettres qui permettent de suivre l'évolution de ses théories esthétiques et critiques. 



Provenance : Vente Drouot 22 mars 1994, n° 87.



Références : G. Flaubert, Correspondance, II, p. 108-111.