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Jean Fautrier
Description
- Jean Fautrier
- Tête d'otage no. 4
signé et daté 1944
huile sur papier marouflé sur toile
- 45,7 x 55,4 cm; 18 x 21 3/4 in.
Provenance
Galerie René Drouin, Paris
Collection Eknayan, Paris
Vente: Maîtres Ribeyre & Baron, Paris, 16 mars 1998, lot no.15
Acquis lors de cette vente par le propriétaire actuel
Exhibited
Literature
Yves Peyré, Fautrier ou les outrages de l'impossible, Paris, 1990, p.177, illustré en couleurs
Condition
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Catalogue Note
Francisco de Goya, Tres de Mayo, 1814, Madrid, musée du Prado © musée du Prado, Madrid
Pablo Picasso, Guernica, 1937, Madrid, Musée Reina Sofia © Succession Picasso 2012
Francis Bacon, Trois études pour un autoportrait (détail), 1980 © Francis Bacon Estate
Edvard Munch, Le Cri, 1895, vente Sotheby's, New York, 2 mai 2012, estimation sur demande © Sotheby's
Jean Fautrier, Otage, 1943, collection Gunter Sachs © ADAGP
Jean Fautrier, Corps d'otage, vers 1943, vente Sotheby's, Londres,10 février 2011, adjugé 2 505 250 livres © Sotheby's
« Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom [...]
Liberté » (Paul Eluard, Poésie et Vérité, 1942, extrait)
Datée de 1944, Tête d'otage no. 4 a valeur et puissance d'icone : elle incarne toute l'infamie de l'histoire moderne en même temps qu'elle inaugure un « art autre » appelé à révolutionner l'histoire de l'art contemporain.
En 1943, les soupçons pèsent sur Jean Fautrier. Ami des intellectuels engagés de l'époque, Malraux, Ponge, Sartre, Paulhan, Eluard, il est arrêté par la Gestapo en janvier puis libéré. Il trouve refuge dans l'internement volontaire, entre les murs d'un hôpital psychiatrique perdu dans la forêt de Chatenay-Malabry à la lisière de Paris. De 1943 à 1945, dans l'isolement de cette bâtisse où vécut l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe, Jean Fautrier peint la série de ceux qu'il baptisa lui-même Otages. Qui sont ces Otages ? Qui est cet Otage no.4 ? Un de ces torturés, exécutés sommairement d'une balle dans la nuque ou la poitrine. Dans le petit matin et le silence de la verdure, un coup de feu renouvelé les achève en même temps qu'il saisit d'effroi Fautrier, reclus dans la forteresse des égarés mentaux. C'est ainsi que naquirent les Otages « entre la maison des fous et la clairière du crime » (Pierre Cabane, Jean Fautrier, Paris, 1988, p.35).
Témoignage, commémoration, engagement, protestation. Les Otages s'inscrivent dans la veine qui va de la représentation des saints martyrs en vogue jusque sous la Contre-Réforme, à l'ultime tableau d'histoire qu'est Guernica (1937) de Picasso, en passant par le Tres de Mayo (1814) de Goya et Les Massacres de Scio (1824) de Delacroix. Au milieu du XXème siècle et de l'Occupation, éternel révolté, « Fautrier a dû ressentir bien fortement ces horreurs, pour en éprouver ensuite (esthétiquement) l'obligation » (Francis Ponge, Le Spectateur des arts, no.4, 1er cahier, décembre 1944). Précédés vers 1930 d'une suite de lithographies destinées à illustrer L'Enfer de Dante, suivis une décennie plus tard de la série des Partisans peints au moment de l'entrée sanglante des chars soviétiques dans Budapest, les Otages sont véritablement « la première tentative pour décharner la douleur contemporaine » (Malraux, Les Otages, peintures et sculptures de Jean Fautrier, Paris, Galerie René Drouin, 1945, préface).
Cet outrage à l'humain se décline en même temps qu'il s'y incarne dans une série d'à peine plus de trente têtes, de quelques corps oscillants entre décomposition et érotisation et de quelques rares sculptures en plomb ou en bronze. Dans cette litanie de la douleur et de la perfidie, Tête d'otage no.4 a l'envergure d'un manifeste. Le visage tuméfié du supplicié est fendu longitudinalement par un T. Le nez et les yeux, qu'ils soient clos, bandés ou énucléés, se résument à cela. Symbolique ou pas, l'ellipse est cruciforme. Point de bouche. Le condamné ne crie pas. Le peintre se charge d'être l'écho de son mutisme forcé. Des bras boursouflés tentent de boucher des oreilles absentes. Car la souffrance est tonitruante, le feu fait mal et fait du bruit. L'œuvre tout entière résonne de ces indicibles sons.
Qui mieux que l'auteur de la Voie royale pour préfacer l'exposition des Otages de Fautrier à la galerie Drouin en 1945 ? Malraux est frappé par le sens du tragique de ces figures qui s'abîment dans l'abstraction. Aux frontières de l'inhumain, l'anthropomorphisme ne peut qu'être mis à mal. Numérotés par Fautrier lui-même, les Otages sont anonymes et non identifiables, alignés comme peuvent l'être des stèles. Irréductible à l'autre cependant, aucun n'est identique au précédent ni au suivant. Tête d'otage no.4 n'est pas un matricule. Contours, densité et carnation le distinguent de ses infortunés semblables. Sa puissance désespérée et son rayonnement ambigu le désignent comme archétype. Avec Tête d'otage no.4, l'universalité n'a jamais autant procédé de l'unicité.
En plus d'être hurlements contre l'injustice, les Otages sont l'acte de naissance d'un « art autre » identifié par le critique Michel Tapié. Il se signale par l'abandon de la forme : « Les peintres [...] agissent délibérément sans elle [la forme], dans un informel se comportant vis-à-vis de l'habituel impératif formel avec la plus grande indifférence et la plus féconde anarchie. L'occidental découvre enfin le Signe, et explose dans la véhémence d'une calligraphie transcendantale, d'une hyper-signifiance ivre du vertige cruel d'un devenir à l'état pur » (Michel Tapié, Un Art autre, Paris, 1952, n.p.). A partir d'un chaos de matière concentrée au centre de la composition et de quelques traits moins stylisés qu'évocateurs, Tête d'otage no.4 restitue une humanité défigurée. Ce que Malraux qualifie d'« idéogrammes pathétiques » compose une « hiéroglyphie de la douleur » aussi inédite que signifiante. Avec la série des Otages, Fautrier inaugure un vocabulaire plastique hors norme et sans précédent.
Cette révolution visuelle va de pair avec l'expérimentation d'une nouvelle matière picturale. Contemporain du travail sur la série des Otages, un nouveau matériau, non immédiat et complexe, aux antipodes de la fluidité traditionnelle de la peinture à l'huile, surgit dans l'œuvre de Fautrier. « Il commence par préparer son papier avec un enduit de blanc d'Espagne et de colle. Il crée ainsi un champ formé de matière solide, à la croûte dure et inégale. C'est le soutien de l'image, la substance dans laquelle l'image flotte [...]. Sur le papier ainsi préparé, Fautrier dessine la première image au pinceau, avec des encres. Puis des poudres, ou de semblables matériaux ayant été répandus par l'enduit encore humide, afin de lui donner l'aspect d'une substance brute [...]. Après quoi l'artiste avec une spatule, superpose à cette première couche de pâte, d'autres couches inégales [...]. Des poudres de couleurs sont à nouveau répandues sur la dernière couche : le peintre s'arrange pour qu'en certains points elles se déposent et s'attachent à la pâte encore fraiche et huileuse ; ailleurs il les y incorpore avec un pinceau. Le dessin est alors repris au pinceau à la fois sur la pâte qui a recouvert le dessin primitif, et alentour, sur le champ resté visible. Alors, avec un ébauchoir de métal et quelques autres instruments, l'artiste travaille finalement dans la pâte des sillons qui s'ajoutent au dessin et complètent l'image » (Palma Bucarelli, Fautrier, Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 1964, préface, n.p.). Sous couvert d'une apparence magmatique, le procédé de haute pâte est d'une haute sophistication. Entre fresque et sculpture, la couche picturale est aussi riche que limon. Elle colle à la peau meurtrie des Otages en général, à celle de Tête d'otage no.4 en particulier.
Si, dans les mêmes années, Dubuffet fait l'expérience de textures épaisses et composites, ses couleurs bitumées, telluriques, tectoniques pourrait-on dire, sont aux antipodes des phosphorescences de Fautrier. Chez ce dernier, contre toute attente, à rebours de l'extrémisme du sujet, le poudroiement de couleurs tendres évoquerait plutôt l'acidité des aquarelles de Wols, le désordre lyrique en moins. Le jaune voluptueux qui nimbe Tête d'otage no.4 a quelque chose de la lumière dorée des Vénitiens du Cinquecento, les bleus turquoise et lavande de l'espace où elle flotte oscillent entre les ciels galants de Boucher et les visions iridescentes de Turner. Il n'est rien pour suggérer l'horreur de l'action, comme si la pâte généreuse avait absorbé et aggloméré les traces rougeoyantes de la barbarie. Tête d'otage no.4 est le symbole de cette transfiguration. Elle est terriblement belle.