Lot 11
  • 11

Francis Bacon

Estimate
5,000,000 - 7,000,000 EUR
bidding is closed

Description

  • Two figures
  • huile et sable sur toile

  • 198 x 142 cm; 77 7/8 x 55 7/8 in.
  • Exécuté en 1961.

Provenance

Marlborough Fine Art, Londres
McCrory Corporation, New York
McKee Gallery, New York
Edward R. Broida, Los Angeles

Exhibited

Londres, Tate Gallery, Francis Bacon, 1962, illustré no.87
Mannheim, Kunsthalle, Francis Bacon, 1962, illustré no.76
Turin, Galleria Civica d'Arte Moderna, Francis Bacon, 1962, illustré, no.81
Zurich, Kunsthaus, Francis Bacon, 1962, no.75
Amsterdam, Stedelijk Museum, Francis Bacon, 1963, illustré, no. 66
New York, Solomon R. Guggenheim Museum et exposition itinérante à Chicago, Art Institute, Francis Bacon, 1963-1964, illustré pp. 29 et 53, no. 53
Orlando, Museum of Art, The Edward R. Broida Collection: A Selection of Works, 1998, illustré p. 34
Milan, Palazzo Reale, Bacon, 2008, no. 30, illustré p. 122

Literature

Stephen Spender, Quandrum XI, décembre 1961, illustré p. 53
John Rothenstein, Ronald Alley, Francis Bacon, édition Thames and Hudson Londres, 1964, no. 184, illustré p. 137

Catalogue Note

oil and sand on canvas. Executed in 1961.


« ... De ma prison, je vois tout. Dans ma cabine en verre isolant, on m'observe. Seuls mes pieds solubles s'échappent sur les soupiraux de l'inconnu, chiens perdus des rois déchus. Je chante, je hurle, je ricane, j'insulte, je sanglote. Alors explosion. Il tombe des flocons de chair qui s'accumulent et se transforment en paysages, en sphinx. De la terre, de mon corps, en fouillant, j'extrais les vestiges de leurs secrets. Les fantômes n'ont pas d'âge ; sous leurs travestis, ils sont humains. ... ».
Roland Penrose (in Francis Bacon, galerie Rive Droite, Paris, 1957)


« Bacon, à Paris, devrait faire l'effet d'une bombe. ».
(Cimaise, Michel Ragon, janvier 1963, compte rendu de la rétrospective Bacon à la Tate Gallery à Londres ouverte en mai 1962 dans laquelle Two Figures était exposée)


« Bacon, à Paris, devrait faire l'effet d'une bombe. ».

En écrivant ces lignes, extraites de la revue d'art française Cimaise parue au mois de janvier 1963, Michel Ragon rapporte l'actualité artistique anglaise. Il évoque en particulier l'événement survenu au mois de mai 1962, à la Tate Gallery à Londres. La respectable institution a offert à Francis Bacon une grande rétrospective composée de 90 œuvres de l'artiste, parmi lesquelles Two Figures était incluse. Cette exposition majeure ensuite itinérante et présentée, jusqu'en 1963, à Mannheim, Turin, Zurich et Amsterdam, marque aussi la prééminence de l'artiste parmi les peintres anglais qui lui sont contemporains.

Si Francis Bacon jouit en Grande-Bretagne, et cela depuis fort longtemps, d'une cote considérable, son succès s'illustre aussi en 1960 à Londres à la Marlborough Gallery où il réalise sa première exposition en collaboration avec cette galerie prestigieuse. Cette-dernière constitue à l'époque l'un des plus grands et des plus beaux locaux de Londres ou de Paris. Elle compte dans son programme le plus grand sculpteur anglais vivant, Henri Moore, et ne se limitant pas à l'art contemporain, elle organise aussi des expositions des œuvres de Vincent Van Gogh, de Degas, de Monet ou de Renoir.

Quand Two Figures est peint en 1961, Francis Bacon a 52 ans. Le corps et le visage de l'homme sont pour lui des leitmotivs depuis longtemps. Ils deviennent avec la représentation du mouvement des thèmes incontournables dans l'œuvre de l'artiste, aussi bien qu'un tableau intitulé Turning Figure apparaît en 1962. Il qualifie à l'évidence un mouvement de torsion de la figure sur elle-même, tout en conservant cette impression que le corps est comprimé nerveusement. Les prémices de Turning Figure s'observent précisément dans Two Figures qui est réalisé l'année précédente. Two Figures apparaît dès lors comme une œuvre essentielle, infléchissant l'ensemble du système figuratif que Francis Bacon mettra désormais en place. Ainsi coupée des formes conventionnelles de la figuration, l'œuvre de Francis Bacon témoigne de l'inutilité des anciens mythes et de l'impossibilité de raconter tout récit à partir de son œuvre.

«Vous avez compris que ce n'est pas pour les autres que je peins. C'est pour moi. Je n'ai personne à séduire, à tromper, à orienter.».
(Entretien avec Pierre Descargues, Marseille 1976, in L'Art est vivant, p. 311).

Pour atteindre ce moment crucial dans l'évolution de sa peinture, Francis Bacon est captivé: « Michel-Ange et Muybridge se mêlent dans mon esprit, ainsi je pourrais peut-être apprendre des positions de Muybridge et apprendre de l'ampleur, de la grandeur des formes de Michel-Ange. ...Comme la plupart de mes modèles sont des nus masculins, je suis sûr que j'ai été influencé par Michel-Ange qui a réalisé les nus masculins les plus voluptueux des arts plastiques.». Les fragments harmonieux des sculptures grecques, les dessins parfaits de Michel-Ange se confondent dans son souvenir des corps aimés et des photographies d'Eadweard Muybridge, pour enfin se concrétiser dans la pulsion du geste de peindre. Si les photographies d'Eadweard Muybridge (1830-1904) oscillent entre la science et l'art et sont célèbres pour leurs décompositions du mouvement, les modèles qu'elles représentent rejoignent le maniérisme caractéristique des sculptures de Michel-Ange (1474-1564). Ce dernier inspire, notamment dans l'aspect «inachevé» de ses Esclaves du musée de l'Académie à Florence, l'ouverture vers l'infini, traduisant la lutte de l'esprit cherchant à se libérer de la matière.

La figure se trouve dans l'alternance de sa présence et de son absence. Sortie dans un vide, ou plutôt dans un plein, elle semble sortir d'un miroir où les deux chairs se confondent. Two Figures sculpte les modèles dans le tableau. En évoquant le double mouvement de l'inscription et de l'effacement des corps dans l'espace, une telle tension renvoie vers l'œuvre d'Alberto Giacometti, avec qui Francis Bacon se nouera d'ailleurs d'amitié ; dans les sculptures de ce-dernier le corps de l'homme est souvent représenté, en rendant justement un peu plus indistincte la frontière entre l'absence et la présence de la matière. Les tourments du vide sont aussi évoqués dans Two Figures avec la présence de l'ombre noire, habillant le personnage qui est situé au premier plan de l'oeuvre. Le titre en anglais de celle-ci, dénombrant deux modèles, devient dès lors très ambigü. La lecture de deux personnage dans le tableau est assez difficile et renvoit directement au rapport que Francis Bacon entretient avec la mort: "La mort est comme l'ombre de la vie. Quand on est mort, on est mort, mais tant qu'on est en vie, l'idée de la mort vous poursuit... ." (Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud, 1991-1992, 1996 Gallimard, Folio Essais p.126).

" On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, mais on ne sait pas comment. " (Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud, op. cité, p.18). Comme l'artiste donne à le comprendre, l'image se transforme souvent au cours du travail et la relation avec le sujet s'établit dans le mouvement même de la peinture. Ce que Francis Bacon cherche à créer sur la toile, c'est de donner au modèle la place centrale, en le situant au milieu des énergies tournoyantes créées par la tension intérieure des corps en mouvement. Dans Two Figures l'artiste réussit avec virtuosité ce tour de force esthétique et transmet ces énergies à travers l'ardeur des traces de sa main qui maintient le pinceau.

Se libérer de la matière pour mieux concevoir la beauté d'un être, c'est aussi le savoir disparaître dans l'ardeur d'une intolérable combustion. Les corps les plus robustes de Two Figures se tordent dans un mouvement apparemment brutal, convulsif, renforcé par l'impersonnalité croissante du visage grimaçant devenu presque illisible. Le modèle, pivotant dans un mouvement maniériste, superposant les attitudes comme il le ferait dans une construction cubiste, se contractant dans une position délibérément faussée, désaxée, est soumis à une volonté paradoxale consistant à le défigurer pour rendre sa figuration plus forte, directe et saisissante.

En plaçant Two Figures dans un décor abstrait, la solitude des modèles nus augmente, l'un d'entre eux n'ayant pour défense apparente que ses dents sorties avec rage. La captivité des personnages dans la couleur sourde du vieux rose et du blanc mêlé de gris composant le fond du tableau fige en outre l'espace et le temps. Temps voluptueux rendu visible, dont les personnages semblent vouloir briser le cours. En surgissant dans une pièce réduite à l'essentiel pour exister à la frange de l'abstrait, les modèles donnent l'impression de vouloir franchir les lignes de démarcations du tableau et en détruire la vitre. Quoique figés, ce que les modèles rendent paradoxalement explicite, c'est encore la vitesse du pinceau et des brosses. Vitesse d'ailleurs volontaire à la recherche de l'accident. Dans cette démarche, Francis Bacon rappelle également celle poursuivie par Cy Twombly dans une représentation purement abstraite: introduire le déséquilibre, l'erreur, la rature, et constituer un univers par le renversement des valeurs essentielles traditionnelles.

La tension intérieure de Two Figures démontre avec maestria le style puissant de Francis Bacon. L'artiste affirme aussi, en recherchant obstinément la vérité devant le sujet, que l'avenir de l'homme est dans l'homme: pensée peut-être la plus ouverte et la plus généreuse que l'on appelle l'humanisme.

 

Fig.1-2. Francis Bacon, 1984. - © Hans Namuth.


Fig.3. Michel-Ange Buonarroti, Male Nude, circa 1504. - © Albertina.


Fig.4. Michel-Ange Buonarroti, Esclave, Académie Florence. - © Brogi.


Fig.5. Michel-Ange Buonarroti, La Furie. Palais de Windsor - © Braun.


Fig.6. Turning Figure, 1962, huile sur toile, 198,2 x 144,7 cm. Gilbert de Botton, Family trust. -  © The Estate of Francis Bacon/ADAGP, Paris, 2008