Lot 78
  • 78

Proust, Marcel [13 lettres autographes signées et un télégramme, à Marcel Plantevignes, l'un des troublants modèles des "Jeunes Filles en fleurs" et à son père Camille]. Datées et non datées, 1907-1916.

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30,000 - 40,000 EUR
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Description

  • Proust, Marcel
  • [13 lettres autographes signées et un télégramme, à Marcel Plantevignes, l'un des troublants modèles des "Jeunes Filles en fleurs" et à son père Camille].Datées et non datées, 1907-1916.
30 pages in-8 et 32 pages in-12, sur différents papiers, avec 8 enveloppes.
Sont jointes quatre lettres adressées à Marcel Plantevignes par le marquis d’Albuféra, le marquis de la Begassière, la vicomtesse d’Alton, et Reynaldo Hahn.



La première lettre, que Philip Kolb date du 31 août 1907 et non de 1908 comme le fit Plantevignes dans ses souvenirs, est une lettre dans laquelle Proust semble tester le degré d’attachement de son correspondant. Il s’agit de reproches curieux à propos d’une lettre d’invitation que Plantevignes a oublié d’expédier et surtout de l’en informer. « (...) j’ai trouvé peu gentil qu’ayant oublié ma lettre l’autre jour (ce qui est tout naturel, il est si fréquent d’oublier), vous ne l’ayez pas envoyée enfin, ni ne m’ayez prévenu par un mot, ni m’ayez répondu au téléphonage que j’ai fait faire à cet égard. Tout cela m’a donné l’air d’avoir agi avec fausseté vis-à-vis du garçon à qui la lettre était destinée. Il a cru que je ne lui avais jamais écrit, cela m’a fait des ennuis sans nombre et un mot de vous les eût évités. (...) J’espère en tout cas que l’amitié que je vous avais montrée jusqu’ici savait être assez douce pour que vous puissiez me pardonner un peu de rudesse. (...) Je vous sens si peu ami pour moi que je n’ai pas eu le courage de manifester à l’égard d’un tiers un sentiment que je n’avais plus conscience d’éprouver au même degré. (...) ».



En octobre 1908, Proust envisage de prolonger les rencontres de Cabourg en donnant un dîner regroupant ses amis Albuféra, La Rochefoucauld, Radziwill et Plantevignes lui-même mais, devant y renoncer, il propose à Plantevignes de venir éventuellement un soir à Versailles [où Proust attend la fin des travaux de l’appartement du boulevard Haussmann]. De son côté, il est constamment à Paris « pour mon pauvre ami Lauris qui a été blessé en automobile comme je crois vous l’avoir dit (...) ».



À la fin de décembre 1911, Proust signe une lettre « l’autre Marcel » en se demandant si Plantevignes l’a oublié totalement : « D’ailleurs c’est aussi bien, car en ce moment, accablé d’ennuis, je ne pourrais facilement vous voir. Mais moi je me souviens de vous ! Et j’espère que ce n’est pas seulement la gloire des armes mais aussi les sujets de l’amour qui vous retiennent éloigné. Que j’ai regretté vos chers parents cet été à Cabourg. Même les gens ridicules n’étaient plus amusants, parce que beaucoup de ceux avec qui on aurait pu en sourire, ou bien étaient eux-mêmes trop bêtes pour apercevoir ces ridicules, ou trop malveillants pour qu’on ne perdît pas tout plaisir à sourire avec eux. »



Il est également question d’une affaire concernant son ami Max Daireau et le critique dramatique Nozières, ainsi que du rôle d’intermédiaire que Proust pouvait jouer en faveur de Plantevignes qui, en 1910, s’intéresse à une jeune actrice.



De 1914 à 1915, 6 lettres sont adressées à Camille Plantevignes, dont deux inédites. Proust évoque la disparition tragique d’Agostinelli, ses désastreuses opérations financières, son frère médecin sur le front et réclame des nouvelles de Marcel auquel il a envoyé un exemplaire dédicacé de Du côté de chez Swann sans avoir eu de réponse :



« (...) Au début de la guerre je me suis immédiatement informé de lui. Je n’ai pas voulu le faire directement parce que quand mon livre a paru je le lui ai envoyé avec cette dédicace : “A mon cher lecteur préféré”. Or tandis que nombre de gens à qui je ne l’avais pas envoyé (j’en ai envoyé très peu à cause de son indécence) m’ont écrit de longues lettres, mon “lecteur préféré” ne m’a pas adressé une ligne. (...) Depuis les dernières lettres que nous avons échangées; de grands ennuis, puis un profond chagrin qui me les a fait oublier, ont fondu sur moi. L’ennui c’est que j’ai été en partie ruiné. Les tramways de Mexico n’ont joué qu’un rôle tout à fait accessoire dans cette dégringolade. (...) Mais je n’avais pas attendu l’immense inquiétude de la guerre qui empêche de songer aux désastres particuliers, pour ne plus penser à mes ennuis. Car un grand chagrin m’avait frappé. Le pauvre Agostinelli, que Marcel a bien connu car il l’a conduit bien souvent en automobile, quand Agostinelli était chauffeur, s’est noyé en tombant d’aéroplane dans la mer. Marcel ne pourra pas comprendre comment cette mort a pu être pour moi un tel chagrin car je ne l’ai plus vu précisément depuis l’époque où Agostinelli, que je n’avais pas vu depuis cinq ans, était venu me demander une place. Aussi Marcel ignore probablement que n’ayant pu le prendre comme chauffeur, je lui avais confié, par pure gentillesse et croyant qu’il le ferait très mal, la dactylographie de mon livre ; comment il s’en était tiré incomparablement et m’avait révélé alors des qualités d’une intelligence supérieure que je n’avais jamais soupçonnée et qu’il ignorait sans doute lui-même ; comment il s’était installé tout à fait chez moi avec sa femme, devenant peu à peu plus qu’un secrétaire indispensable, un ami profondément aimé. Sa mort à 25 ans, dans des circonstances affreuses, et bien qu’il ne fût plus chez moi à ce moment-là, m’a causé un chagrin comme je croyais que je n’étais plus capable d’en éprouver. (...) La guerre est venue apporter d’autres angoisses. Si mon coeur anxieux est déchiré de ce que souffrent tous les Français, je ne peux me défendre d’une inquiétude particulière pour tant de mes amis, et plus que pour eux pour mon frère dont le courage est pour moi un sujet de fierté mais d’effroi. Ne se trouvant jamais assez près de l’ennemi, il a eu son hôpital bombardé à Etain pendant qu’il opérait et a du transporter ses blessés dans les caves. Pour d’autres faits de même genre il a été cité à l’ordre du jour de l’armée. J’avoue que si je devais aussi trembler pour mon cher Marcel, qui, renié comme lecteur, reste très affectionné comme ami, la mesure serait comble (...) »



En février suivant, Proust demande à nouveau des nouvelles de Marcel à son père et évoque la mort de Bertrand de Fénelon : « (...) Je suis accablé par la mort d’amis que j’aimais, plus que tous, de Bertrand de Fénelon disparu depuis trop longtemps pour que nous puissions garder de l’espoir. [...] ».



En novembre, ayant appris que Marcel avait été très souffrant, il compte lui rendre visite si cela ne l’incommode pas.



Les 1er et 6 décembre, il écrit deux longues lettres à Plantevignes père à propos de ses déboires financiers, placements malheureux, capital écorné. Il avoue avoir éprouvé « une grande joie à revoir Marcel, une de ces joies graves dont Victor Hugo a si bien dit qu’elles sont moins près du rire que des pleurs. Je l’ai trouvé maigre, j’espère que cela ne correspond pas à un état maladif actuel et qu’il ne pousse pas par trop loin le courage ; je sais qu’il est très imbu de son devoir. Pourtant la Patrie ne demande que ce qu’on peut donner selon ses forces. (...) »



Dans une dernière lettre, inédite, Proust remercie Camille Plantevignes de son accueil et l’on apprend que M. Plantevignes était collectionneur de bibelots.



Une autre lettre inédite est adressée à Marcel Plantevignes, datée d’une autre main « 20 avril 1916 ». Proust évoque la tristesse de la guerre et sa solitude : « Mon cher ami, J’ai été très touché de votre charmante lettre et heureux d’avoir de vos nouvelles, que j’aurais voulu pourtant plus complètement bonnes. Si l’air du midi vous convient, et si son soleil n’a pas été réquisitionné pour d’autres destinations (car il est trop visible que l’influence de la guerre se fait sentir même sur les choses inanimées et sur la nature que Vigny croyait impassible. (...) Je ne peux pas vous dire en combien de circonstances j’ai pensé à vous. L’autre jour, j’ai fait venir pour moi tout seul, sans un seul invité, un quatuor pour me jouer les 2 quatuors les plus tristes que je sache; et je pensais que le compagnon agréable pour écouter avec moi ces harmonies captives dans mon liège, c’eût été vous (...) »



Quelques mois plus tard, Proust lui écrit pour le soutenir dans sa convalescence et sur un ton badin, lui rappelle combien il lui demeure encore attaché « que pour que vous n’incriminiez pas la vivacité de mon affection pour vous, si son expression est brève. (...) comme je me console d’être incapable de rien faire en projetant tout ce qui me plairait, à cultiver en imagination l’amitié, le voyage, l’art, je me plaisais à me figurer que si ma situation militaire était enfin réglée, j’irais vous faire une visite à St-Germain, voire m’y installer dans un hôtel non loin de vous. (...) Ne pressez pas trop votre convalescence. (…) Savoir s’ennuyer est une science difficile, je le sais. C’est encore un des moindres maux que l’ennui dans un temps comme le nôtre. J’aimerais que nos lits fussent assez voisins comme dans une chambrée de régiment d’autrefois pour distraire le vôtre (votre ennui) des rêveries de ma pensée et surtout des effusions de mon cœur (...) ».

Catalogue Note

C’est lors de l’été 1907, au Grand Hôtel de Cabourg, que Proust fit la connaissance d’un jeune homme âgé de 19 ans, prénommé comme lui Marcel. Proust recevait tous les soirs dans sa chambre la visite du garçon et lui lisait des extraits de son manuscrit en cours. Une belle amitié s’en suivit, malgré une éclipse orageuse qui survint lorsqu’une dame « bien intentionnée » mit le jeune homme en garde contre les mœurs de l’écrivain. Cette dame, qui aimait se moquer de Proust et de son indifférence envers les femmes, fit une allusion à l'homosexualité de Proust que le jeune Plantevignes fit mine de confirmer. La femme, lorsqu'elle rapporta la conversation à Proust lui-même, déclara qu'il voulait dire « Évidemment, c'est vrai. » Proust, furieux, provoqua en duel le père du jeune homme, trop jeune pour se battre. Le malentendu fut éclairci, après que le père et le fils eurent juré qu'ils n'avaient pas la moindre raison de croire une telle chose. Après cet incident, leur relation reprit de plus belle, plus amicale encore semble-t-il, puisqu’à la fin de l’été, Proust lui dédicaça un exemplaire de La Bible d’Amiens où il se félicitait d’avoir « découvert le charme d’une âme chaleureuse et profonde » et formait « un souhait ardent » pour « la parfaite et féconde maturation de son esprit encore en fleur », en citant des vers de Verlaine, d’Aubigné ou de Sully-Prudhomme. Nul doute qu’à travers ce jeune homme et ses autres amis du groupe de Cabourg, Max Daireaux, André Foucart ou Pierre Parent, Proust n’ait eu alors la « révélation » de ce thème de l’hésitation amoureuse entre plusieurs êtres « en fleurs », le grand thème d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Comme cette correspondance en témoigne, Marcel Proust nourrit une affection forte et durable pour le jeune Marcel Plantevignes ; une affection qui s’étendit jusqu’à son père si l’on en juge par la lettre à ce dernier dans laquelle il épanche sa peine à propos de la mort d’Agostinelli.

Bien des années plus tard, Marcel Plantevignes livra son témoignage dans un intéressant livre de souvenirs, Avec Marcel Proust, publié en 1966.