Le répertoire décoratif de ce cabinet est tout à fait exceptionnel ; il existe des cabinets indo-portugais avec des décors traitant de sujets bibliques, japonisants, sinisants (on ne connait pas d’autres cabinets représentant des figures safavides comme celui-ci). Le sage et son disciple tels qu’ils sont présentés rappellent les miniatures safavides de la même époque, reprenant le détail de la disposition désaxée, donnant plus d’importance au sage, voir par exemple deux miniatures publiées dans le catalogue d’exposition : Assadullah Souren Melikian-Chirvani, Le Chant du monde, L’Art de l’Iran safavide, 1501-1736, Somogy éd., Paris, 2007. Cat.11 et cat. 143, p. 97 et p. 385. Les turbans exubérants des personnages sont également directement inspirés de diverses représentations de l’art safavide, dont on retrouve un exemple dans le même catalogue (op.cit, Paris 2007, cat. 109, pp. 342-434).
Les joueuses de tambourins sont quant à elles pratiquement identiques aux figures représentées dans l’art architectural safavide, voir par exemple un carreau de revêtement vendu aux enchères : Christie’s, Anonymous sale, 4 octobre 2012, lot 123.
Les traits des visages tels qu’ils sont travaillés correspondent parfaitement à la technique et aux caractéristiques du travail des ateliers Indo-Portugais du XVIe/XVIIe siècle. Les yeux, les cheveux ainsi que les mains, sont traités de la même manière que les autres personnages indiens présents sur le cabinet, avec une tendance à arrondir les visages pour les rapprocher de ceux des personnages safavides aux visages de lune.
Rim Mezghani
Consultante Sotheby's
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Notes d’étude sur un cabinet moghol,
collection Edric van Vredenburgh
par Thierry-Nicolas Tchakaloff
Conservateur honoraire,
Musée des Arts décoratifs de l'Océan Indien,
Saint-Louis, La Réunion

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Ce cabinet miniature à abattant, en bois de teck, présente un répertoire décoratif incrusté en bois exotiques, ivoire naturel et teinté (vert), partiellement gravé, enrichi de picots de laiton et de filets d’argent.
Ce travail est caractéristique des productions luxueuses des anciens territoires de l’Inde Moghole de l’Ouest, Sind ou Gujarat.
L’abattant ouvert découvre une série de tiroirs de différentes tailles. La comparaison avec des cabinets de même typologie permet de penser que le tiroir supérieur (manquant ici) simulait une succession apparente de trois tiroirs, séparés les uns des autres par des méplats en ivoire ; ceux-ci étant situés dans la continuité des bandes verticales cernant le tiroir central inférieur, répondant aux règles de symétrie de construction usitée sur ce type de cabinet, tout en conférant à l’ensemble une belle harmonie.
L’abattant fermé présente une rencontre entre un jeune homme et un vieux sage. Ce thème se retrouve à l’identique sur toutes les faces du cabinet (face latérale droite, face latérale gauche, face arrière, et les deux faces de l’abattant) à l’exception de la face supérieure du cabinet qui représente des musiciennes jouant du tambourin.
Les saynètes représentées tant sur les façades des tiroirs que sur chaque face du cabinet - hormis le dessous en bois brut - présentent une caractéristique similaire. En effet, la composition de chaque scène figurée est systématiquement ordonnancée autour d’un motif central stylisé : un arbre fleuri évoquant l’espace d’un jardin, image terrestre du Paradis.
Cette image allégorique et symbolique, issue de l’héritage persan, constitue donc le sujet principal du répertoire iconographique de ce cabinet, comme en témoigne le traitement particulier des arbres avec leurs branches réalisées en fils d’argent. Il écarte ainsi toute interprétation profane des sujets en privilégiant une approche plus hermétique.
Analyse du répertoire décoratif du cabinet
* L’intérieur du cabinet

- L’arbre de vie
Le tiroir principal représente un couple figuré de profil, richement vêtu. l’homme et la femme semblent désigner par leur gestuelle l’arbre de vie dont l’extrémité des tiges fleuries se terminent en volutes. Un oiseau est perché au centre de l’arbre. Dans le langage poétique et codé de l’époque, les oiseaux associés à des arbres fleuris font systématiquement référence au jardin de paradis et comptent parmi les sujets de prédilection des miniaturistes de l’époque.
Les autres tiroirs présentent des petits animaux, probablement des lapins, placés systématiquement de part et d’autre d’un monticule de terre d’où émergent des faisceaux de tiges aux feuilles bifides. Ces animaux sont dessinés en position inversée tel leur reflet. Le lièvre ou le lapin sont traditionnellement rattachés à la fécondité de la nature. À chaque extrémité du cadre, une autre tige feuillagée vient refermer l’espace, accréditant l’illusion d’un jardin, image renforcée par la répétition des saynètes .
La composition d’ensemble de ces décors est régie par les règles de la symétrie axiale et de l’image en miroir.
Les représentations paradisiaques et édéniques figurant sur les tiroirs de ce cabinet correspondent à un répertoire classique déjà mis en place dans la seconde moitié du XVIe siècle. Le motif de l’arbre est un symbole de vie important et très ancien. Dans la conception persane passée comme dans celle de l’Inde moghole, cet arbre est feuillu, porteur de fleurs et peuplé d’oiseaux. Faisant référence à un sentiment d’ancrage, il évoque la force de la vie et ses origines. Il symbolise l’axe de correspondance des différents niveaux du monde et sert de lien entre la terre et le ciel.
- jardins de Paradis
Les historiens s’accordent à reconnaître que les Persans ont conçu l'art des jardins. Ils ont inventé des lieux clos à l'abri des bêtes sauvages, des brigands, du sable et de la redoutable sécheresse sub désertique de leur pays.
Le jardin persan se décline selon plusieurs typologies formelles régies par la géométrie. Il offre toujours une image terrestre du Paradis ; le mot ancien iranien pour «espace clos» était pari-daiza. En tant que tel, il apparaît comme une métaphore de l’ordre divin, de l’unité et de l’harmonie. C’est d’abord un jardin paysager, conçu et créé intentionnellement comme un espace intégré dans un contexte environnemental particulier, répondant à un objectif esthétique et spirituel. C’est donc un lieu de repos qui relève autant du domaine de la pensée et de l’esprit que de celui du récréatif et du divertissement. En ce lieu rectangulaire, entouré de murs et parfois de galeries, les bassins et l'eau jaillissante, les fleurs multicolores, les arbres et arbustes odorants, soigneusement choisis, peuplés d’une multitude d’oiseaux, concourent à composer un décor propre à l'exaltation des sens. On ne s'y promène pas à proprement parler, mais l'on s'y recueille afin de voir, sentir et écouter. Pour les lettrés et les élites de l’époque, les paysages édéniques n’avaient rien d’imaginaire ou d’irréel, mais recelaient un contenu symbolique appelant à la contemplation et à la mise en œuvre de toute une herméneutique spirituelle.
Voici donc posé le cadre où se déroulent les scènes dépeintes ci-après.
* L’abattant et les faces latérales
- Rencontre entre un jeune homme et un vieux sage

Ici, on remarque de prime abord que l’arbre est légèrement désaxé sur la droite, donnant implicitement une plus grande importance au personnage assis à gauche, probablement un érudit soufi comme le laisserait penser son costume. Il paraît en effet être vêtu d’une grande chemise et d’un manteau sombre et porte un turban - accessoire traditionnel dans les pays chiites. Il tient un livre (peut-être le livre saint) qui fait écho à celui que semble lire le jeune homme, à droite, agenouillé devant lui, en signe de respect.
Le jeune homme est habillé à la mode en usage au XVIIe siècle sous la dynastie safavide. Il porte une chemise à manches longues et par-dessus, un long manteau à manches courtes, à col à rabat ouvert, se fermant avec des boutons. Le pantalon très large est serré par une écharpe en ceinture laissant apercevoir un poignard à manche droit (kard). La forme de son large turban se retrouve dans des miniatures de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle.
À l’époque, il était d’usage qu’un étudiant choisisse son guide spirituel à l’issue de ses études exotériques. Ce guide l’initiait dans une ou plusieurs disciplines.
- Une miniature comme modèle
L’influence de la miniature dans la représentation de cette scène ne semble pas faire de doute. Le règne des Grands Moghols en Inde marque le développement de l’influence de la peinture iranienne sur la peintre indienne. La miniature persane est en effet introduite par les disciples de Kamaleddin Behzad lors du retour d’Humâyûn, le second empereur moghol, à Delhi en 1555. Il faut se remémorer ici que la circulation de la langue persane a eu un rôle remarquable dans ce parcours puisque le persan était la langue officielle de l'Inde moghole. D’autre part, il y a eu d’autres vagues d'émigrations de poètes et de peintres iraniens vers l'Inde, notamment sous le règne de Shah Abbas 1er (1571-1629), participant ainsi à l’émergence d’une nouvelle tradition, celle de la peinture moghole. Enfin, derniers éléments, et non des moindres, c’est l’intérêt manifesté par les empereurs Moghols pour les confréries soufies et leur influence au sein des élites mogholes.
De tels thèmes dépeignant des assemblées de sages musulmans, des derviches ou la visite d’un grand personnage à un ascète ou à un maître, sont relativement fréquents dans les miniatures exécutées durant le règne de Shâh Jahân (1627 à 1658).
Le sujet et le traitement des personnages ici font peut-être écho aux miniatures de Reza Abassi (1565-1635) - l’un des maîtres incontestés de l’école d’Ispahan sous Shah Abbas 1er - ou à une miniature de l’un de ses élèves ou suiveurs (voir image ci-dessous). On y retrouve quelques-unes de ses caractéristiques avec ce goût de la simplification dans le rendu des personnages, rarement nombreux. Ceux-ci sont peints dans des poses et des attitudes convenues qui gomment toute personnalité ou identité personnelle. Leurs corps sont peints avec soin, selon des modes de stylisation constants, mais ce sont des formes dont le modèle est effacé. Ils sont toujours habillés de vêtements longs et amples.
Tout l’intérêt réside dans le traitement de leurs visages. Mais là encore, la représentation respecte des codes fermes reproduisant les types décrits dans la poésie. Ces visages sont des faces de beauté avec la tête ovale, aux traits finement ébauchés, presque sublimés, où domine l’éclat de la blancheur. Aucune couleur ne vient animer ces visages à la pureté rayonnante. Il s’agit d’archétypes de « l’homme parfait » dans un espace non figuratif où la représentation du monde se résume en une forme synthétique et métaphorique.
L’arbre de Paradis oriente l’interprétation de la scène figurée ici qui semble posséder une dimension transcendante. La « peinture » de ce panneau semble illustrer la recherche de la voie auprès d’un vieux maître soufi et s’apparenterait alors à une méditation sur la conduite à suivre pour s’élever si ce n’est se rapprocher de Dieu.
Le soufisme est une voie et une manière pieuse de vivre selon des doctrines religieuses destinées à purifier l’âme pour parvenir à la Vérité ou à Dieu. Son but et sa dernière étape s’apparentent au mysticisme, qui tend à connaître la réalité des mystères par le biais de l’illumination intérieure.
La reproduction de cette scène sur cinq faces témoigne de l’insistance de son message.
Un tel sujet figuré dans un cabinet n’a pas d’équivalent répertorié et confère à cet objet une vraie rareté si ce n’est un caractère unique remarquable.
- le motif du nuage dans les bordures

Ici, les nuages sont rangés selon un ordre minutieux jouant sur les principes de la géométrie avec les axes médians, les écoinçons et le retournement selon un ordre alterné.
Le motif des bandes de nuages est d’origine chinoise. Il représente un nuage en forme de ruban disposé en oméga. Si la Perse a été en contact avec de multiples sources culturelles et artistiques asiatiques depuis le XIIIe siècle, dont la Chine, c’est véritablement au XVe siècle que le motif du nuage dans les arts visuels s’épanouit. On le retrouve dans les tapis persans - notamment ceux d’Herat – amis aussi dans les tapis indiens du XVIe siècle comme encore dans les miniatures persanes. Ce motif investit le plus fréquemment les bordures où il se pare d’une symbolique liée à l’immortalité tout en servant de lien avec le divin.
* la face supérieure

La scène reprend une composition symétrique et en miroir. Elle représente deux musiciennes agenouillées de part et d’autre d’un arbre fleuri animé par des oiseaux. Celles-ci tiennent un grand tambourin à claquettes, ces pièces en généralement en cuivre que l’on ajoute sur le côté du cadre.
Elles sont vêtues d’une large robe large, d’une ceinture étroite et d’un manteau. Elles portent un voile coiffé en foulard, descendant dans le dos, et maintenu par un bandeau à flots. Comme pour les autres personnages, leurs robes en ivoire sont piquetées de clous en laiton formant un motif floral tant pour maintenir la plaque que pour simuler la richesse du textile. Ce mode de fixation est néanmoins caractéristique des ateliers moghols de l’ouest (Gujarat , Sind).
Il n’est pas rare de voir dans des miniatures dépeignant des scènes de jardins, des musiciens jouant ou dansant. Toutefois ici, cette scène doit être mise en regard des autres faces pour prendre son sens. Il s’agit vraisemblablement d’illustrer le rôle dévolu à la musique dans l’élan mystique. Dans les pratiques mystiques, la récitation des chants, ou le rythme des tambourins servaient à élargir le champ de la conscience individuelle ; ces modes étant censés permettre l’accès aux arcanes des mondes supérieurs.
Éléments de bibliographie
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- Dâdgar, Layla et al, Tisser le paradis, tapis-jardins persans, Clermont-Ferrand, musée du Tapis et des Arts textiles, 2004
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- Lorestani, Sharareh Salehi, La synthèse des éléments visuels et l’influence des thèmes littéraires dans la peinture indo-persane pendant la période d’Akbar Shâh (1542-1605), thèse de doctorat en Etudes persanes, université de Strasbourg 2015
- Melikian-Chirvani, Assudullah Souren, Le chant du monde. L’Art de l’Iran safavide 1501-1736, Paris, Somogy, 2007
- Ringgenberg, Patrick, La peinture persane ou la vision paradisiaque, Paris, éd. Deux Océans, 2006
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- Tchakaloff ,Thierry-Nicolas, Vision de paradis, la quête de l’Eden, Saint-Louis, Musée des Arts décoratifs de l’Océan Indien, 2011
- Tchakaloff ,Thierry-Nicolas, Rencontrer l’autre ? XVIe-XVIIIe siècle. Les 30 ans du MADOI, Musée des Arts décoratifs de l’Océan Indien, 2019
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- Welch, Suart Cary, India : art and art culture, 1300-1900, New-York, Metropolitan Museum of Art, 1986