Lot 169
  • 169

Studio Mélandri

Estimate
4,000 - 6,000 EUR
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Description

  • Studio Mélandri
  • Lucien Daudet. [1896]. Photographie originale dédicacée, avec annotations inédites en latin.
  • ink on paper
Tirage albuminé d’époque. Format carte de visite (89 x 57 mm), contrecollé sur carton fort au nom du photographe.
Traces de scotch au verso.

Lucien Daudet pose en pied, de profil, à l’âge d’environ 17 ans.



Dédicace autographe signée de Lucien Daudet : "À mon cher Marcel, avec toute ma tendre admiration pour son talent et son cœur. Lucien 96". Peu lisible, la date de 1896 est inédite et confirme les datations proposées jusqu’à présent.



Annotations en latin inédites, de la main de Lucien Daudet. Très connue et plusieurs fois exposée, cette photographie porte au verso une mystérieuse annotation en latin restée jusqu’à présent inédite : "Rato, ratus / Mus, muri / Munificus nec maleficus / M.G.B.G.L.B. / μ rat nec rat".
Ces annotations cryptées en latin et employant, pour encore plus de discrétion, des abréviations, pourraient se comprendre ainsi : "Du rat à son rat / De la souris à sa souris / Généreux mais non Maléfique / M.G.B.G.L.B. / Murat [?] n’est pas un rat".
Malgré un latin de cuisine dont les déclinaisons sont quelque peu malmenées (si "Mus, muris" signifie effectivement "rat", Ratus, rata, ratum n’a pas ce sens mais s’en rapproche formellement). Mme Françoise Leriche -- nous l'en remercions -- décrypte "μ rat" comme une allusion au prince Joachim Murat, en s'appuyant sur son édition de l'Agenda 1906, qui révèle que Murat était un homme à hommes.



Un petit rat de mauvais genre ? Les lettres de Proust à son jeune ami passent en quelques mois du "Cher monsieur" à "Cher Lucien" puis "Cher petit" et parfois à "Mon rat" : "Mon rat, je vous aime et je m’ennuie après vous", lui dit-il en septembre 1904 (Kolb, IV, p. 291) ; Proust emploie même "rat" adjectivement  : "Quelle lettre rate et exquise", lui écrit-il en août 1897 (Kolb, II, p. 211).  Dans une lettre de [1909], Proust écrit encore : "J’aimerais vous sembler ridiculus et aussi mus comme autrefois" (Kolb, IX, p. 100) ; peut-être cette allusion au "mus" latin est-elle un rappel de l’envoi de Daudet au verso de son portrait de 1896 ?



Quant à la mystérieuse abréviation "M.G.B.G.L.B.", elle pourrait reprendre celle que les deux amis employaient pour désigner les homosexuels ou ceux qui n'en sont pas : "m.g." pour "Mauvais Genre", puis "b.g." pour "Bon Genre". Dans leur correspondance, les deux amis emploient l’abréviation à plusieurs reprises  : "je me permets de t’embrasser, mon rat (lettre fort m.g.)", écrit Proust (lettre inédite, Sotheby’s, 19 juin 2014, lot 120 ; voir aussi Kolb, II, p. 193), tandis que Daudet lui dit, à propos de Jupien : "Est-ce que le giletier n’est pas m.g. ? […] Toutes les allusions m.g. sont prodigieuses" (Kolb, XIX, p. 457). Le sens des deux dernières lettres de l’abréviation, "L.B.", reste mystérieux ; peut-être le "L" veut-il dire "louchon", mot que les deux amis emploient pour désigner les lieux communs qui font loucher et que Proust abrège dans cette lettre dans laquelle il dit vouloir lui donner "des petites coups secs, ce qui est à la fois L. et M.G." (Mon cher Petit, p. 121). Dans la Recherche, l’expression "mauvais genre" est souvent employée pour désigner les mœurs saphiques d’Albertine ou de ses amies ("Quant à Albertine, se mettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions assis, elle avait tourné le dos aux deux jeunes filles de mauvais genre").



L’homme aux rats. La thématique du rat parcourt toute la vie de Proust. Brillant hygiéniste, le professeur Adrien Proust étudia le rôle du rat dans la propagation de certaines maladies : l'animal était au centre de ses conversations. Plus tard, le rat sera même lié à la sexualité du romancier : Albert Le Cuziat (tenancier du bordel où se rendait Proust, modèle de celui où se rendent Charlus, Saint-Loup et, par inadvertance bien sûr, le Narrateur) a raconté comment Proust atteignait la jouissance, dans les chambres de son établissement, en voyant un jeune homme tuer un rat avec des épingles à chapeau. Aussi, ces appellations affectueuses de "petit rat", "ratus" ou "mus" de la fin de l’année 1890 ne sont-elles peut-être pas si anodines qu’il y paraît dans l’imaginaire proustien.



La relation amoureuse qu’entretenaient Proust et Reynaldo Hahn après leur rencontre en mai 1894 se ruinait peu à peu depuis le début de l’année 1896 ; la rupture eut lieu durant l’été, période durant laquelle Lucien Daudet, de sept ans plus jeune que Proust et qu’il avait rencontré en octobre 1895, remplaça Reynaldo dans son cœur. L’allusion diffamatoire -- mais fondée -- de Jean Lorrain à leur relation poussa Proust à provoquer celui-ci en duel en février 1897. C'est à cette époque que leur relation chancelle, mais les deux amants restent amis et s'échangent des conseils littéraires. En 1913, c’est à Lucien Daudet que Proust offre le premier des exemplaires de tête de Swann sur Japon (Bibliothèque Raoul Simonson, Sotheby's, 18 décembre 2013, lot 607).



Expositions : B.N.F., n° 198 (aucune mention du texte au verso). -- Jacquemart-André, n° 92a (idem). -- L’Écriture et les Arts, n° 177c (idem).



Références : Album Proust, repr. p. 97 (recto seul). -- Tadié, p. 788-792. -- H. Bonnet, Les amours et la sexualité de Marcel Proust, Nizet, 1985. -- L'Agenda 1906, 2015 (en ligne), f° 8 v°.