Lot 7
  • 7

Paire de rapa, Île de Pâques, Polynésie

Estimate
1,000,000 - 1,500,000 EUR
Log in to view results
bidding is closed

Description

  • Toro Miro wood
  • haut. 70,5 et 78 cm
  • 27 3/4 and 30 3/4 in

Provenance

Collection privée, Angleterre, acquis en 2008 auprès d’une famille britannique dans laquelle cette paire de rapa était conservée depuis plusieurs générations

Catalogue Note

Découverte d’un chef-d’œuvre
Par Michel Orliac
Chercheur au CNRS, spécialiste de l'ïle de Pâques

"Il est au milieu du Grand Océan, dans une région où l'on ne passe jamais, une île mystérieuse et isolée ; aucune terre ne gît en son voisinage et, à plus de huit cents lieues de toutes parts, des immensités vides et mouvantes l'environnent."  
Pierre Loti, L'île de Pâques. Journal d'un aspirant de La Flore, 1872, p. 5

Découverte en 1722 par le marin hollandais Jakob Roggeveen, l’Île de Pâques n’a cessé de fasciner les Occidentaux. Si les colosses de pierre moaï, effigies imposantes d'aristocrates divinisés, marquent d’emblée les esprits, c’est en 1774, lors du voyage du capitaine James Cook, que des sculptures en bois y furent pour la première fois collectées. Les témoins de cet art raffiné arrivent donc en Europe dès la fin du XVIIIe siècle, révélant à l’Occident le génie créatif des Rapanui (Pascuans), tant dans les multiples réinventions de la figure humaine que par la modernité des formes.

Les Pascuans, jusqu’à leur conversion au catholicisme en 1868, ponctuaient l’année par de nombreuses fêtes publiques qui avaient lieu au pied des plates-formes sacrées. Certains participants y arboraient une grande variété d’objets en bois sculpté : insignes de rang et figurines. Les plus grands et les plus stéréotypés d’entre eux, les ua et ao – tous deux sculptés sur leur partie supérieure d’une tête humaine bifrons –, étaient tenus à la main, leur base reposant sur le sol, comme l’illustre un dessin de Pierre Loti (Rochefort, Musée Hèbre, réf 2012.2.68 et 2012.2.50). Moins imposantes mais témoignant d’un degré technique extrêmement abouti, leur répondent les célèbres rapa, accessoires de danse à double pales qui portent à son apogée l’abstraction de la figure humaine.

 

De l’usage des rapa

Il faut attendre 1868 et l’escale de John Linton Palmer, chirurgien sur la HMS Topaze, pour connaître le nom originel de ces créations uniques au monde, les rapa. Palmer n’obtint pas de témoignage précis sur ces œuvres, mais il en vit entre les mains des Pascuans dès son débarquement ; cet objet apparaissait partout, sculpté ou peint sur les roches, tatoué sur le dos des femmes ; aussi en souligna-t-il l’importance. Le 4 janvier 1872, Pierre Loti fut le premier à assister à une "danse des pagayes", qu'il mentionne mais ne décrit pas (« Rapa Nui, l'île de Pâques de Pierre Loti », Les Cahiers de la Girafe, 2009, p. 96).

En 1886, William Thomson, trésorier du navire américain Mohican, observa des rapa lors de danses organisées à son intention. Il lui fut dit alors qu'ils  «sont d’habitude tenus dans chaque main, mais de temps en temps [au cours de la danse], l’un et parfois les deux sont abandonnés ». Il en acquit deux, aujourd’hui encore conservés au Field Museum of Natural History de Chicago (Thomson, « Te Pito te Henua, or Easter Island », Annual Report of the Board of Regents of the Smithsonian Institution, 1891, p. 491).

Si la grande dimension de l’ao imposait une certaine solennité dans sa manipulation, le rapa, par sa forme diminutive, était quant à lui manié avec une grande vélocité : lors de danses guerrières exécutées par les chefs militaires devant le roi, les rapa virevoltaient à proximité de son visage « pour l’effrayer » (Alfred Métraux, 1934). Par ailleurs, la petite dimension des rapa autorisait également leur emploi par paire lors de danses féminines assises.

Le concept de l’appariement

Le poids, la forme et l'équilibre des masses des rapa s'accordent bien avec une manipulation par paire. La poignée polie de certains d'entre eux atteste de frottements doux et insistants, absents des autres types de sculptures en bois. Il est facile d’imaginer ces objets tournoyant follement, une dans chaque main de la danseuse ou du danseur.

Le texte de Thomson – le seul témoignant du maniement des rapa - ne décrit pas leur appariement morphologique ; ce caractère demeure conjecturel et il n’existe aucun écrit établissant que les rapa d'une paire devaient être absolument semblables.

L’étude du corpus des rapa fait apparaître de réelles variations dans les dimensions, les proportions et les formes. Se distinguent dès lors à l’évidence des œuvres dont les dimensions, la morphologie et l’état de surface confirment la cohérence d’une paire. Ainsi, parmi les rapa du British Museum, ceux inventoriés sous les numéros 2599 et 2600 présentent, comme sur les œuvres présentées ici, des caractéristiques éminemment apparentées.  

L'idée de couples de rapa était évidente pour le grand collectionneur et marchand William Ockelford Oldman (1879-1849) ; il en possédait cinq exemplaires dont quatre formaient ce qu'il appelle deux "paires" ; il ajoute, à propos de l'une d'elles (n° 360A et 360B, cf. illustration ci-dessus), que ses deux éléments "avaient été acquis en même temps à l'île de Pâques".

Ce sont à la fois leur dimension, leur forme, leur âge et leur patine (durée d’utilisation) qui nous permettent d’associer les deux rapa présentés ici. Malgré de légères différences, ils se répondent en premier lieu par des pales supérieures et inférieures respectivement superposables et par la transcription de la nervure médiane. Le dessin des visages et les silhouettes de ces œuvres s’accordent également dans le jeu subtil de courbes et de contre-courbes, tandis que la patine des poignées atteste d’un même usage prolongé.

Les éléments de chacune des « paires » décrites plus haut, présentent de légères différences de dimensions, mais des formes et des proportions très voisines. Il est vraisemblable que deux rapa morphologiquement très proches, conservées ensemble jusqu’à leur acquisition, étaient l’œuvre du même sculpteur ; il y avait exprimé ses propres canons esthétiques et donc son style individuel, perceptible dans la délinéation, la proportion relative des pales, la longueur de la poignée, etc.

« Les océaniens sont le seul peuple au monde qui ait donné à l’esthétique la primauté » (Leenhard. Arts d’Océanie, 1948).

Avec les pectoraux reimiro, les rapa constituent les meilleurs exemples de la recherche de perfection esthétique que manifestent les sculptures des grands maîtres pascuans. En 1774, au cours de l'escale de James Cook les naturalistes John et Reinhold Forster, s'émerveillèrent de "ce goût pour les arts" développé par les Pascuans dans leurs sculptures sur bois (Forster, Florulae insularum australicum prodromus, 1786, vol. 1, p.591). Le plaisir esthétique est seul luxe que les Pascuans se permettaient en dehors de la  glorieuse déraison de leurs monuments et de leurs statues de pierre.

Apogée de l’harmonie et de l’abstraction de la figure humaine, ces deux rapa témoignent d’un degré d’aboutissement éloquent. A l’épure magistrale des formes répondent ici le galbe délicat des contours et la beauté de la surface vierge de tout décor autre que la présence des visages stylisés. Chacun se résume à une ligne sculptée en champlevé, où la courbe des sourcils se prolonge dans l’arête rectiligne du nez, et à la représentation des ornements d’oreilles sphériques : ils sont l’essence même de la modernité. La pale inférieure évoque quant à elle, par ses courbes sensuelles, le bas du corps. Elle est parcourue axialement par une carène discrète qui se prolonge, au-delà de sa base, par un appendice phallique. 

La beauté épurée de ces œuvres est sublimée par la qualité du bois et de sa patine. Les dix-sept rapa des collections publiques et privées examinés par Catherine Orliac ont été sculptés dans le bois du Sophora toromiro. Ceux présentés ici offrent, à l'observation macroscopique, tous les caractères de ce bois. Tailler des planches minces et rectilignes dans ce bois très dur présentant des nœuds et du contre-fil atteste d’un savoir-faire accompli. De surcroît, la rectitude de la pièce de bois implique, pour un toromiro naturellement tortueux et de petite dimension, des conditions de croissance très maîtrisées. A chaque tronc correspondrait un unique rapa, centré sur le cœur d'une planche diamétrale. Sous le vernis, classiquement apposé par les collectionneurs anglais au XIXe siècle, se devinent de longues stries peu profondes, parallèles au bord de la pale inférieure, qui résultent du polissage traditionnel de finition. Visible également sous le vernis de la poignée, le mince enduit noir originel est effacé par de vigoureuses manipulations. Quelques traces d’érosion et de compressions ponctuelles, elles aussi émoussées, égrignent le bord des pales. Il en est de même sur la plupart des rapa classiques ; ces caractères attestent, comme ici, de leur vie cérémonielle active.

Le corpus des rapa s’affirme comme l’un des plus aboutis de l’art polynésien. S’ajoute pour ce chef-d’œuvre l’histoire rarissime qui a permis à deux rapa de demeurer associés plusieurs siècles après leur création et de s’offrir à notre contemplation dans la magnificence de leur doublet conceptuel.

Discovering a masterpiece
by Michel Orliac
CNRS researcher, Easter Island specialist

"In the middle of the Great Ocean, in a region where no one ever passes, lies a mysterious and isolated island; no land lies in its vicinity, and, for eight hundred leagues around, empty, moving immensities surround it." 
Pierre Loti, L'île de Pâques. Journal d'un aspirant de La Flore, 1872, p. 5

Since its discovery in 1722 by Dutch sailor Jakob Roggeveen, Easter Island has been a source of fascination for Westerners. Although the Moai stone colossi - imposing effigies of deified aristocrats - instantly impressed the sailors, it wasn’t until 1774, during the voyage of Captain James Cook, that wooden sculptures were collected for the first time. Exemplars of this refined art form arrived in Europe during the eighteenth century, revealing to the West the creative genius of the Rapanui (Easter Islanders), both in the multiple reinventions of the human figure and in their formal modernity.

Until their conversion to Catholicism in 1868, Easter Islanders punctuated the year with several public celebrations held at the foot of sacred platforms. Some of the participants carried a wide variety of wooden ornaments: rank insignia and figurines. The largest and most stereotyped of them, the ua and the ao, both carved atop a bifrons human head, were held by hand, with their base resting on the ground, as illustrated in a drawing by Pierre Loti (Rochefort, Musée Hèbre, ref 2012.2.68 and 2012.2.50). They found their counterpart in the famous rapa, these double-bladed dance accessories almost entirely abstract the human figure and although less imposing in size, are nonetheless carved with an extremely advanced technique.

On the use of the rapa

It was not until 1868 during a stopover of the HMS Topaze, where John Linton Palmer was a surgeon, that the name of these unique creations came to be known: the rapa. Palmer did not collect precise testimony about these works of art, but he saw them in the hands of the Pascuans as soon as he landed; the continually occurring form, carved or painted on the rocks, tattooed on women's backs, emphasised their importance. On 4 January 1872, Pierre Loti was the first to attend a "paddle dance", which he mentions but does not describe (« Rapa Nui, l'île de Pâques de Pierre Loti », Les Cahiers de la Girafe, 2009, p. 96).

In 1886, William Thomson, the treasurer of the American ship Mohican, observed rapa during dances organized for him. It was then recorded that they "are usually held in each hand, but from time to time [during the dance], one and sometimes both are discarded." He acquired two of them, both still preserved at the Field Museum of Natural History in Chicago. (Thomson, "Te Pito te Henua, or Easter Island", Annual Report of the Board of Regents of the Smithsonian Institution, 1891, p. 491).

Although the large ao required a certain solemnity in its handling, the rapa, with its diminutive form, was handled with great velocity: during the war dances of military chiefs in front of the king, the rapa were whirled around his face "to frighten him" (Alfred Métraux, 1934). Moreover, the small scale of the rapa also allowed their use in pairs during seated female dances.

The concept of pairing

The mass, shape and weight distribution of the rapa lent them perfectly to manipulation as pairs. The polished handle still visible today on some of the corpus is a mark of the soft, insistent friction they were subjected to, and is not present on other types of wooden sculptures from Easter Island. It is easy to imagine these objects whirling madly, one in each of the dancer's hands.

Thomson's text from 1891 - the only text that describes the handling of the rapa - does not depict their morphological pairing; this characteristic remains conjectural, and there is no written confirmation that each of the rapa within a pair need be absolutely similar to the other.

The study of the rapa corpus reveals a great deal of variation in dimensions, proportions and shapes. Based on this observation, there is strong evidence of pairing coherence between certain exemplars in terms of dimensions, morphology and state of the surface. Thus, among the rapa of the British Museum, those inventoried under the numbers 2599 and 2600 display strongly related characteristics, as do the ones presented here. 

The idea of rapa "couples" seemed obvious to the great collector and dealer William Ockelford Oldman (1879-1849); he owned five of them, four of which formed what he referred to as two "pairs"; he added, about one of them (n°360A and 360B, see illustration supra), that its two elements "were acquired at the same time on Easter Island."

The combination of their similar size, shape, age and patina (duration of use) allow us to associate the two rapa presented here. In spite of slight differences, their first claim to a pairing lies in their upper and lower blades, respectively superimposable upon one another, and in the transcription of the medial rib. The design of the faces and silhouettes on these pieces also combine in a subtle play of curves and counter-curves, whilst the patina of the handles attests to the same prolonged use.

The elements of each of the "pairs" described above display slight differences in dimensions but very similar shapes and proportions. It is likely that two morphologically very close rapa, kept together until their acquisition, were the work of a single sculptor; through them he expressed his own aesthetic canons, and thus his individual style, detectable in the delineation, the relative proportion of the blades, the length of the handle, and so on.

"Oceanians are the only people in the world who have given primacy to aesthetics" (Leenhard. Arts d’Océanie, 1948).

Along with the reimiro pectorals from Easter Island, the rapa are the best examples of the search for aesthetic perfection manifest in the sculptures of the great Easter Islanders masters. In 1774, during James Cook's stopover, naturalists John and Reinhold Forster marvelled at "this taste for the arts" developed by the Easter Islanders in their wooden sculptures (Forster, Florulae insularum Australia prodromus, 1786, vol. 1, p.591). Aesthetic pleasure is the only luxury that the Pascuans allowed themselves, apart from the glorious folly of their monuments and stone statues.

An epitome of harmony and of the abstraction of the human figure, these two rapa are prime exemplars of an eloquent accomplishment. The pared down purity of their lines, the delicate curve of their contours, and the beauty of their surface devoid of any decoration save the presence of stylised faces. Each one is simply the combination of a sculpted champlevé line, where the curve of the eyebrows extends into the rectilinear ridge of the nose, and of a representation of the spherical ear ornaments: they are the very essence of modernity. The lower blade, with its sensual curves, evokes the lower body. It is traversed axially by a discreet crest that extends beyond the base into a phallic appendage.

The pared down beauty of these pieces is sublimated by the quality of the wood and its patina. The seventeen rapa from public and private collections that were examined by Catherine Orliac are each carved from Sophora toromiro wood. When observed macroscopically, the ones presented here display all the characteristics of this wood. Producing thin straight planks out of this very hard wood, with its cross grain and knots, required masterful craftsmanship.  Furthermore, to obtain a straight plank from such a naturally small and gnarly wood as the toromiro would have required highly controlled growth conditions for the tree itself. Each tree would correspond to a single rapa, centered wihtin the heart of a diametric plank. 

Beneath the varnish, conventionally applied by English collectors in the nineteenth century, long shallow grooves can be identified, running parallel to the edge of the lower blade, these are a result of the traditional final polishing. Under the handle's varnish, the original thin black coating is also visible, albeit worn away by vigorous ceremonial handling. Some traces of erosion and occasional compressions punctuate the edge of the blades which have also become blunted. This wear is evident on most classical rapa and, as is the case here, and attests to the active ceremonial life of these objects.

The rapa corpus stands out as one of the most accomplished in Polynesian art. In the case of this masterpiece, their unique history has allowed two rapa to remain together for several centuries after their creation and to appear before us in the magnificence of their conceptual pairing.