Lot 154
  • 154

Proust, Marcel

Estimate
80,000 - 120,000 EUR
Log in to view results
bidding is closed

Description

  • Proust, Marcel
  • POUR UN AMI (RÉFLEXIONS SUR LE STYLE). Manuscrit autographe signé, s.d. [1920], 21 pages manuscrites dont 17 pages ½ autographes et 2 pages ½ de la main de Céleste in-4, sous chemise demi-maroquin moderne.
  • paper
TRÈS PRÉCIEUX MANUSCRIT DE LA CÉLÈBRE PRÉFACE À Tendres Stocks DE PAUL MORAND.

Proust éprouva toujours une grande affection pour Morand, qui, de son côté, admirait vivement l'oeuvre de son aîné. En 1919, Morand publia cependant un poème, Ode à Marcel Proust, que son ami n’apprécia qu'à moitié. Mais, en retour, l'année suivante, Proust accepta de rédiger une préface pour son premier livre, Tendres Stocks. Ce texte, qui parut d'abord dans la Revue de Paris du 15 novembre 1920, puis en 1921 en tête de Tendres Stocks, est si peu une préface que Morand fut quelque peu déçu.



Ce manuscrit, daté au composteur 28 oct. 1920, est celui-là même qui servit à l'impression en revue. Or, curieusement, il comporte de très nombreuses ratures et corrections, des passages entiers biffés, etc. De plus, les pages 9, 10 et la moitié de la page 11, sont d'une autre main (celle de Céleste), à l'orthographe souvent boiteuse. Sans doute Proust, pressé par le temps, ne put-il faire établir une mise au net ou une dactylographie. On remarque enfin quelques corrections d'une troisième main (André Chaumeix, directeur de la revue ?), dont celle du titre, qui de Préface, devient ici Pour un ami (Réflexions sur le style), qui sera le titre de l'imprimé. Changement opportun, car cette préface est assez singulière : PROUST N'Y PARLE QUE FORT PEU DE MORAND, ET DISSERTE AU CONTRAIRE TRÈS LONGUEMENT SUR LE STYLE, sujet qui lui tenait à cœur (son article sur le style de Flaubert était paru en janvier dans la N.R.F.). En fait, ces pages sont en grande partie remplies par une polémique contre Anatole France, et surtout contre Sainte-Beuve.



FAUSSE PRÉFACE, CE TEXTE ÉTONNANT, TRÈS PERSONNEL ET VOLONTIERS SATIRIQUE, CONSTITUE UN MORCEAU DE CRITIQUE PARTICULIÈREMENT PERSPICACE ET AUDACIEUX, OÙ PROUST N'A PAS CRAINT D'ALLER CONTRE CERTAINS DE SES AMIS POUR DÉFENDRE SES OPINIONS LITTÉRAIRES.



TRÈS BELLE ANALYSE ET DÉFENSE D’AUTEURS QUE PROUST AFFECTIONNAIT PARTICULIÈREMENT COMME BAUDELAIRE, STENDHAL, NERVAL ET FLAUBERT.



Proust commence par s'excuser : il voulait parler du livre de Morand, mais en a été empêché par un événement subit. Suit le célèbre et émouvant passage : Une étrangère a élu domicile dans mon cerveau. Elle allait, elle venait ; bientôt, d'après tout le train qu'elle menait, je connus ses habitudes… je fus surpris de voir qu'elle n'était pas belle. J'avais toujours cru que la Mort l'était. Sans cela comment aurait-elle raison de nous ? Quoiqu’il en soit elle semble aujourd’hui s’être absentée. Pas pour longtemps sans doute, à en juger d’après ce qu’elle a laissé (il s'agit là, soulignera Painter, d'un pressentiment : Proust mourra deux ans plus tard). Puis il en vient à son objet : un récent article d'Anatole France, proclamant que toute singularité dans le style doit être rejetée… On écrit mal depuis la fin du XVIIIe siècle. Proust se divertit alors à épingler, avec une verve extraordinaire, M. Taine avec sa prose coloriée comme des plans en relief, les derniers ouvrages de Renan, semés de points d'exclamation, d'une perpétuelle effusion d'enfant de chœur (il multiplie les citations, assez comiques), … la description de Jérusalem, la première fois qu'y arrive Jésus est rédigée dans un style de Baedeker… On se demande… si la Vie de Jésus n'est pas comme une espèce de Belle Hélène du christianisme. Mais il défend les auteurs du XIXe siècle qu'il aime : Baudelaire, Stendhal, Nerval, Flaubert - qui, en 1920, n'étaient pas encore tous totalement admis. Le style de Baudelaire a souvent quelque chose d'extérieur et de percutant, mais s'il ne s'agit que de force, celle-là a-t-elle jamais été égalée ? (il cite des vers). Suivent cinq pages de charge à fond contre Sainte-Beuve, encore plus violentes que le Contre Sainte-Beuve, car il s'agit des rapports du critique avec Baudelaire : Pauvre Baudelaire ! mendiant un article à Sainte-Beuve (avec quelle tendresse, quelle déférence !), il finit par obtenir des éloges tels que ceux-ci : "Ce qui est certain, c'est que M. Baudelaire gagne à être vu…" Pour le remercier de sa dédicace aux Fleurs du Mal, le seul compliment qu'il trouve à lui adresser, c'est que "ces pièces, réunies, font un tout autre effet"… Ces rapports de Baudelaire avec Sainte-Beuve (de Sainte-Beuve dont la stupidité est telle qu'on se demande si elle n'est pas une feinte de la couardise) sont une des pages à la fois les plus navrantes et les plus comiques de la littérature française…
Combattant une opinion de Daniel Halévy, il repart : … Le plus fort de tout, c'est que quand Baudelaire fut poursuivi… Sainte-Beuve ne voulut pas témoigner pour lui, mais lui adressa une lettre qu'il s'empressa de lui redemander, dès qu'il sut qu'on avait l'intention de la rendre publique … Il faudrait tout citer de cet extraordinaire éreintement, où Proust rend pleine justice à Baudelaire. Puis il passe à Stendhal, souvent critiqué pour son absence de style : … Mais si l'on considère comme faisant partie du style cette grande ossature inconsciente que recouvre l'assemblage voulu des idées, elle existe chez Stendhal. Il cite ensuite une phrase de Flaubert, qu'il commente ainsi : Cette ondulation-là, c'est de l'intelligence transformée, qui s'est incorporée à la matière. Elle arrive aussi à pénétrer les bruyères, les hêtres, le silence et la lumière des sous-bois. Cette transformation de l'énergie où le penseur a disparu et qui traîne devant nous les choses, ne serait-ce pas le premier effort de l'écrivain vers le style ? La polémique reprend, Proust éreintant sans pitié des lettres de Racine prônées par France : … Vraiment ces lettres à l'auteur des Imaginaires sont presque aussi faibles que la ridicule correspondance où Racine et Boileau échangent leurs opinions médicales. Il préfère quant à lui la dédicace des Chimères de Nerval, qu'il cite et commente avec admiration. Et il en vient enfin à Morand (de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original…), dont il fait un éloge assez ambigu : Ce nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là on retombe. Et on sent que c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous. Mais il en va de même pour la peinture, et Proust cite l'exemple de Renoir, puis revient sur Morand, mais pour une critique : Le seul reproche que je serais tenté d'adresser à Morand, c'est qu'il a quelquefois des images autres que des images inévitables… Alors mieux vaut pas d'images.



Il s'agit probablement du manuscrit même que Proust, pour le vendre à Jacques Doucet, recherchera en vain un peu plus tard, écrivant à Morand : Si j'avais trouvé ma préface, je vous l'aurais écrit… pour vous demander si j'en pouvais disposer, cette préface ne vous plaisant pas. Il est particulièrement intéressant à étudier, car il donne l'état du texte ayant immédiatement précédé l'imprimé en revue. On y trouve de longs passages biffés (dont un, en tête, et un autre à la fin, seront rétablis dans le volume de Tendres Stocks), quantité de phrases non retenues et raturées, etc. Notons enfin qu'un passage sur Mme de Sévigné, ainsi qu'une citation de Baudelaire, manquent ici, Proust les ayant vraisemblablement ajoutés sur épreuves.



LES MANUSCRITS LITTÉRAIRES DE MARCEL PROUST SONT D’UNE INSIGNE RARETÉ.