PF1303

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Lot 34
  • 34

Dreyfus, Alfred

Estimate
100,000 - 150,000 EUR
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Description

  • Dreyfus, Alfred
  • Lettre autographe signée d’Alfred Dreyfus adressée au ministre de l’Intérieur. Dépôt de Saint-Martin-de-Ré, le 26 janvier 1895.
Lettre écrite de prison par Alfred Dreyfus le 26 Janvier 1895, un mois après sa condamnation, trois semaines après sa dégradation.
Elle est adressée au ministre de l’Intérieur. Elle porte les tampons du Ministère de l’Intérieur, daté du 28 janvier 1895, et de l’Administration Pénitentiaire, daté du 29 janvier 1895. (3 p. in-8 à l’encre noire, sur un formulaire imprimé rempli à la main par Alfred Dreyfus, du Dépôt de Saint-Martin-de-Ré le 26 janvier 1895, N° d’écrou 8.154. Sur le quatrième feuillet « Monsieur le Ministre de l’Intérieur Paris », de la main de Dreyfus avec cachet postal à la date du 27 janvier 1895. 4 petites restaurations en bas d’un feuillet, quelques débuts de mots effacé, repassé d’une autre main au crayon).

tragique protestation d'innocence :
"je ne viens vous demander, monsieur le ministre, ni grâce ni pitié, mais justice seulement".

lettre d’un intérêt historique capital concernant l'affaire dreyfus, certainement la seule de cette importance encore en mains privées.



« Monsieur le Ministre,
J’ai été condamné pour le crime le plus infâme qu’un soldat puisse commettre et je suis innocent.
Après ma condamnation, j’étais résolu à me tuer. Ma famille, mes amis, m’ont fait comprendre que moi mort, tout était fini ; mon nom, ce nom que portent mes chers enfants, déshonoré à jamais. Il m’a donc fallu vivre !
Ma plume est impuissante à vous retracer le martyre que j’endure ; votre cœur de Français vous le fera sentir mieux que je ne saurais le faire.
Vous connaissez, Monsieur le Ministre, la lettre missive qui a constitué l’accusation formulée contre moi.

Cette lettre, ce n’est pas moi qui l’ai écrite.
Est-elle apocryphe ? A-t-elle été réellement créée, accompagnée des documents qui y sont nommés ? A t-on imité mon écriture, en vue de me viser spécialement ? - Ou bien n’y faut-il voir qu’une similitude fatale d’écriture ?
Autant de questions auxquelles mon cerveau seul est impuissant à répondre.
Je viens vous demander, Monsieur le Ministre, ni grâce ni pitié mais justice seulement.
Au nom de mon honneur de soldat qu’on m’a arraché, au nom de ma malheureuse femme, au nom enfin de mes pauvres enfants, je viens vous supplier de faire poursuivre les recherches pour découvrir le véritable coupable. Dans un siècle comme le nôtre, dans un pays comme la France, imbu de nobles idées de justice et de vérité, il est impossible qu’avec les puissants moyens d’investigation dont vous disposez vous n’arriviez pas à éclaircir cette tragique histoire, à démasquer le monstre qui a jeté le malheur et le déshonneur dans une honnête famille.
Je vous en supplie encore une fois, Monsieur le Ministre, au nom de ce que vous avez vous même de plus cher en ce monde, justice, justice, en faisant poursuivre les recherches.
Quant à moi je ne demande que l’oubli et le silence autour de mon nom, jusqu’au jour où mon innocence sera reconnue.
Jusqu’à mon arrivée ici, j’avais pu écrire et travailler dans ma cellule, correspondre avec les divers membres de ma famille, écrire chaque jour à ma femme. C’était pour moi une consolation dans l’épouvantable situation dans laquelle je me trouve, si épouvantable, Monsieur le Ministre, qu’aucun cerveau humain ne saurait en rêver un plus tragique.
Hier encore heureux, n’ayant rien à envier à personne ! Aujourd’hui sans avoir rien fait pour cela jeté au ban de la société ! Ah, monsieur le je ne crois pas qu’aucun homme dans notre siècle, a enduré un martyre pareil. Avoir l’honneur aussi haut placé que qui que ce soit au monde et se le voir arracher par ses pairs, y a t’il pour un innocent une torture plus effroyable !
Je suis, monsieur le Ministre, nuit et jour dans ma cellule en tête à tête avec mon cerveau, sans occupation aucune. Ma tête, déjà ébranlée par ces catastrophes aussi tragiques qu’inattendues, n’est plus très solide. Aussi, vous demanderai-je de bien vouloir m’autoriser à écrire et à travailler dans ma cellule.
Je vous demanderai aussi de me permettre de correspondre de temps en temps avec les divers membres de ma famille (beaux parents, frère et sœurs). Enfin j’ai été avisé hier que je ne pourrais plus écrire que deux fois par semaine à ma femme. Je vous supplie de me permettre d’écrire plus souvent à cette malheureuse enfant qui a si grand besoin d’être consolée et soutenue dans l’épouvantable situation que la fatalité nous a faite.
Justice donc, monsieur le ministre, et du travail pour permettre à son cerveau d’attendre l’heure éclata[nt]e où son innocence sera reconnue, c’est tout ce que vous demande le plus infortuné des Français. Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l’assurance de ma haute considération. Alfred Dreyfus ».
Le passage commençant par « Au nom de mon honneur de soldat » jusqu’à « pour découvrir le véritable coupable » a été souligné au crayon rouge.

Provenance

Famille Dreyfus – acquise en décembre 1996 à la Librairie Charavay.

Literature

Joseph Reinach. Histoire de l’affaire Dreyfus, I, Paris, La Revue blanche, 1901, p. 568-569. – Alfred Dreyfus. Cinq années de ma vie. Fasquelle, 1901. p. 337-340. – Lettres du Capitaine Dreyfus des 24 septembre et 23 octobre 1900 demandant la restitution de certains documents (copie). – Lettre du Ministère des Colonies de 4 octobre 1900 concernant la demande de restitution (copie). – Lettre du Ministère des Colonies du 20 octobre 1900 (copie). – courrier du Ministère de la Culture et de la Communication daté du 17 janvier 2013 au propriétaire actuel de cette lettre. -- Jean-Denis Bredin. L'Affaire. 1983, réédité en 1993. p. 142. --Michael Burns. Histoire d'une famille française. Les Dreyfus. L'émancipation, l'Affaire, Vichy. 1994, lettre mentionnée par extraits p. 196.

Catalogue Note

Arrêté le 15 octobre 1894, Alfred Dreyfus est incarcéré à la prison du Cherche-Midi. Il passe en conseil de Guerre le 19 décembre 1894 ; le 22 décembre, il est condamné à l’unanimité pour trahison « à la destitution de son grade, à la dégradation militaire et à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée ». Deux semaines plus tard, le 5 janvier, il est dégradé publiquement dans la cour de l'Ecole militaire devant une foule hostile qui crie « A bas le traître, à bas le Juif ! ».
Dans la nuit du 17 janvier, Alfred Dreyfus est transféré, menotté et les fers aux pieds, jusqu’à La Rochelle. A la descente du train, il est battu et  insulté par des voyageurs aux cris de : « A l’eau ! Mort aux traîtres ! Mort aux juifs ». Arrivé dans la nuit au dépôt de l’île de Ré, il est fouillé au corps, dépouillé de tous ses effets et enfermé dans une cellule. Mis au secret, il n’a le droit de parler à personne, ne reçoit aucun courrier jusqu’au 29 janvier et ne verra son épouse que quelques jours plus tard. Il est, chaque jour, entièrement fouillé et déshabillé. Il va demeurer dans cette forteresse jusqu’au 21 février et embarqué le 22 février à destination de l’île du Diable où il va demeurer cinq ans.
Quand il écrit cette lettre, le prisonnier est dans un état de désespoir absolu. Il pleure et crie des nuits entières. Il n’a qu’une volonté : prouver son innocence, obtenir justice. Il demande du papier. On ne lui octroie qu’une feuille deux fois par semaine ainsi qu’une plume et un crayon qu’il doit restituer après usage. Il n'est autorisé à communiquer qu’avec sa femme et a interdiction d’évoquer son affaire. Dans un dernier sursaut, il écrit cette lettre au ministre de l’Intérieur qui est avant tout un cri d’innocence puisqu’elle débute par cette phrase : «  J’ai été condamné pour le crime le plus infâme qu’un soldat puisse commettre et je suis innocent ».
Joseph Reinach, un des premiers défenseurs de Dreyfus, la mentionne dans son ouvrage sur l’Affaire : « Comme il s’obstinait à croire à la pitié humaine, il adressa une suprême requête au ministre de l’Intérieur » (Histoire de l’affaire Dreyfus).
Michael Burns en cite quelques extraits dans "Histoire d'une famille française. Les Dreyfus".

Cette pièce contient toute les thèmes du futur combat des dreyfusards : la recherche de la justice et de la vérité, la condamnation du véritable coupable « ce monstre qui a jeté le malheur et le déshonneur dans une honnête famille », la confrontation de la pièce accusatoire, le fameux bordereau contenant des informations sur des secrets militaires français.
Cette lettre marque aussi la volonté d'Alfred Dreyfus de refuser toute mansuétude aussi longtemps que la vérité ne sera pas établie. Elle réaffirme sa confiance absolue envers l’Etat de Droit.
Enfin, elle témoigne de la détresse de l’homme qui avoue avoir songé à se tuer mais y a renoncé pour sauver l’honneur de son nom.
Alfred Dreyfus, lui-même, considérait cette lettre comme capitale, au point d'en reproduire le texte intégral dans Cinq années de ma vie, son journal paru chez Fasquelle en mai 1901. Lorsqu'il la reproduit, Dreyfus la dit adressée, par erreur, à l'ancien ministre de l'Intérieur Charles Dupuy, un changement de ministère ayant eu lieu la veille de l'envoi de cette lettre et Jean Leygues ayant succédé à Dupuy comme ministre de l'Intérieur. En 1901, Dreyfus pensait alors engager une demande de révision après son procès de Rennes.

le destin de cette lettre, lui aussi, est exceptionnel.
Les autres lettres écrites par Alfred Dreyfus, aux autorités politiques et militaires, après celle-ci, sont conservées dans les collections publiques. Une fois sa grâce obtenue, puis sa réhabilitation et l’affirmation de son innocence, Dreyfus s'est vu restituer de nombreuses lettres, pour l'essentiel d'ordre privé, parmi lesquelles : 2 lettres autographes de sa femme écrites pendant son séjour à l’île du Diable, les originaux de celles qui ne lui étaient parvenues qu’en copie, 36 cahiers de notes personnelles écrits pendant sa captivité ainsi que son Journal autobiographique tenu à l’île du Diable.
Ces documents furent, pour la plupart, offerts par les descendants du capitaine Dreyfus à plusieurs institutions publiques : la Bibliothèque nationale de France, le Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme et le Musée de Rennes.
En 1940, lors de l’invasion allemande, le petit-fils du capitaine Dreyfus a confié la présente lettre à la Bibliothèque nationale de France ; elle a ainsi échappé au pillage de son appartement par l'occupant.
Elle a été restituée à la famille après la guerre.

cette lettre ne reçut aucune réponse. elle fut déclassée par l’administration pénitentiaire dès 1900 et rendue à dreyfus.