Lot 6
  • 6

Max Ernst

Estimate
1,500,000 - 1,800,000 EUR
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Description

  • Max Ernst
  • LA CARMAGNOLE
  • signé Max Ernst (en bas à droite) ; signé et titré au crayon au dos
  • huile sur toile

  • 73,1 x 92,5 cm
  • 28 3/4 x 36 3/8 in.

Provenance

Galerie Le Centaure, Bruxelles (vendu en octobre 1932, no. 476)
Collection particulière, Carcassonne
Collection particulière, Paris (acquis auprès du précédent)

Exhibited

Paris, Galerie Van Leer, Exposition Max Ernst, 1927, no. 31
Bruxelles, Galerie Le Centaure, Exposition Max Ernst, 1927, no. 57
Stockholm, Moderna Museet & Humlebæk, Louisiana Museum of Modern Art, Max Ernst. Dream and Revolution, 2008-09

Literature

René Edouard-Joseph, Dictionnaire biographique des artistes contemporains, Paris, 1939, vol. I, p. 468
'Max Ernst, Œuvres de 1919 à 1936', Cahiers d'Art, Paris, 1937, reproduit p. 62 (titré La Horde)
Werner Spies, Sigrid & Günter Metken, Max Ernst, Œuvre-Katalog. Werke 1925-1929, Cologne, 1976, no. 1117, reproduit p. 168

Condition

The canvas is not lined. Examination under UV light reveals three 1cm² spots of retouching in the whitish pigment of the background towards the centre of the composition. The original stretcher is slightly warped, this remains imperceptible with the current frame and could be easily rectified. Otherwise this work is in excellent condition.
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Catalogue Note

signed 'Max Ernst' (lower right) ; signed and titled in pencil on reverse, oil on canvas. Painted in 1927.


"Dans ces peintures, il y a, pour commencer, une nervosité généralisée, un va-et-vient mâle et féroce qui trouvent leur expression la plus évidente dans la série de La Mariée du Vent. Ces caractères s'expriment aussi dans la série de La Horde ; l'imagerie y possède une liberté nouvelle et cette ambiguïté qu'il avait apprise par le frottage ; au point que les figures des Hordes pourraient se métamorphoser en arbres sans grande modification : elles représentent un transfert évident de ses préoccupations enfantines au sujet des forêts. Mais le climat imprégnant ces peintures est fait de violence et d'hostilité ; et personne, assurément, ne mettra en doute que ce sont des métaphores de la condition humaine."
John Russell, Max Ernst. Sa vie-son œuvre, Bruxelles, 1967, p. 100


La Carmagnole, danse macabre.

On connaît au jour près – tant de précision est assez rare dans l'histoire de l'art moderne – la date et le lieu de l'invention, par Max Ernst, du fameux procédé du frottage : elle eut lieu le 10 août 1925, dans une modeste chambre d'hôtel à Pornic, en Bretagne : "[...] me trouvant, écrit l'artiste, par un temps de pluie, dans une auberge au bord de la mer, je fus frappé par l'obsession qu'exerçait sur mon regard irrité  le plancher, dont mille lavages avaient accentué les rainures. Je me décidai alors à interroger le symbolisme de cette obsession et, pour venir en aide à mes facultés méditatives et hallucinatoires, je tirai des planches une série de dessins, en posant sur elles, au hasard, des feuilles de papier que j'entrepris de frotter à la mine de plomb. En regardant les dessins ainsi obtenus, les parties sombres et les autres de douce pénombre, je fus surpris de l'intensification subite de mes facultés visionnaires" (Max Ernst, "Au delà de la peinture", 1936, in Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 242).

 

Cette invention, en réalité, n'en était pas une, à moins de prendre le mot dans l'acception archéologique ou juridique qu'il prend lorsqu'on parle de "l'invention d'un trésor". C'est bien plutôt une redécouverte de ce que les peintres savaient depuis toujours : que l'imagination gagne grandement, non, comme on le croit souvent, à librement vagabonder, mais à s'ancrer dans la réalité d'une forme obtenue par hasard. Ernst cite comme source Léonard de Vinci, qui recommandait aux peintres de contempler les "taches des murs", la "cendre du foyer", "les nuages ou les ruisseaux", et d'en tirer parti pour composer "des batailles d'animaux et d'hommes, des paysages ou des monstres, des diables ou autres choses fantastiques". Mais il aurait tout aussi bien pu mentionner Pline l'ancien, qui évoque dans son Histoire naturelle un très fameux tableau de Protogène où figurait "un chien fait d'une manière singulière", c'est-à-dire avec l'aide du hasard : "Protogène n'estimait pas qu'il avait su bien rendre la bave du chien haletant [...]. Il avait effacé sa peinture et changé son pinceau, sans arriver à être content de soi. À la fin, irrité contre cet art qui se laissait trop voir, il jeta son éponge sur le morceau détesté : elle y replaça les couleurs qu'elle avait enlevées, de telle sorte qu'elle réalisât l'effet tant cherché, et ainsi, dans cette peinture, c'est le hasard qui reproduisit la nature" [Pline, Histoire naturelle, cité in : Adolphe Reinach, La Peinture ancienne [...], Recueil Milliet, Paris, Macula, 1985, p. 491 (première édition : Klincksieck, 1921)]. (En réalité, Ernst rend bel et bien hommage à Pline, même si, dans l'univers de l'art du XXème siècle, il ne s'agissait plus de mettre le hasard à contribution pour mieux imiter la nature visible, mais au contraire pour en explorer les profondeurs  : le premier recueil de frottages de Ernst, paru en 1926, s'intitule, comme les livres de Pline, Histoire naturelle). Il aurait pu citer Pline et beaucoup d'autres : le peintre Alexander Cozens, dont  la Nouvelle méthode pour faciliter l'invention de compositions originales de paysage préconisait, en 1785, l'usage de la tache d'encre comme point de départ aux tableaux d'imagination, Victor Hugo naturellement, ou le médecin et poète excentrique Justinus Kerner, qui se servait au XIXème de Klecksographien (en allemand littéralement "écritures de taches" ou de "barbouillages") pour alimenter ses rêveries d'écrivain – les ébauches aléatoires obtenues par Kerner continuent d'ailleurs de nous hanter, puisqu'elles ont été adoptées en 1921, quatre ans à peine avant l'illumination du plancher de Pornic, par Hermann Rorschach, qui en a extrapolé l'exercice désormais connu sous le nom de "test de Rorschach",  dont les psychologues font aujourd'hui encore un abondant usage. Autant dire que la puissance hallucinatoire contenue dans les formes accidentelles était connue de longue date, et exploitée à des titres divers,  quand Max Ernst en a refait pour son compte l'expérience : mais nous ne sommes pas égaux devant le hasard, et les artistes seuls (ou les savants, comme Alexander Fleming qui inventa, on le sait, par accident la pénicilline) ont la faculté de véritablement l'interpréter, de le pousser dans ses retranchements pour lui arracher des secrets, des visions, des images intelligibles – voire des avertissements ou des remèdes.

 

En 1927, Max Ernst continua d'explorer, en peinture, la technique du frottage qu'il avait inaugurée avec la mine de plomb : ses toiles, préparées, étaient posées sur des surfaces accidentées, puis enduites de couleur à l'aide d'une spatule, qui permettait de révéler par empreinte les motifs les plus divers, lesquels étaient ensuite retravaillés, au grattoir, au pinceau, jusqu'à se faire images. Si, dans les frottages à la mine de plomb d'Histoire naturelle, du fait de l'adroite juxtaposition de divers éléments, quelque chose subsistait de la technique du collage qui avait joué au début des années vingt un rôle déterminant pour l'artiste, la technique du frottage en peinture semble avoir déchaîné chez lui une imagination violente, goyesque, qui demeurait la plupart du temps sous-jacente dans les créations précédentes. On pourrait presque dire que Max Ernst a cessé, en 1927, de jouer avec le hasard, et a commencé de plutôt se laisser conduire par les formes qu'il lui offrait, en les soulignant, en les accentuant, en les détourant ou en les retouchant , comme s'il voulait à tout prix en déchiffrer le sens, quel qu'il soit, même effrayant. Un psychologue moderne qui tenterait aujourd'hui de lire ces formes interprétées comme une réponse à un test de Rorschach un peu inhabituel y décèlerait sans doute quelque trouble intérieur, quelque crise personnelle. Il se tromperait. C'est en réalité à ce moment que Max Ernst, sous la dictée de la matière, en renonçant temporairement aussi bien aux collages insolites qu'aux visions oniriques héritées de De Chirico, a peut-être approché au plus près la fonction de voyant que les Surréalistes assignaient à l'artiste, après Rimbaud. Les monstres qu'il voyait surgir n'étaient pas issus de son ego tourmenté : en 1927, un exercice de divination picturale ne pouvait guère, chez un peintre sensible comme Ernst aux mouvements du monde,  déboucher que sur des prémonitions funestes, quand bien même sa vie personnelle aurait été parfaitement calme. La Horde, cette étonnante insurrection de créatures barbares, aujourd'hui conservée au Stedelijk Museum, en est le plus parfait exemple. Le tableau intitulé La Carmagnole est strictement contemporain de La Horde, et la composition des deux œuvres est proche : La Carmagnole, de plus petit format, est retravaillée davantage, comme s'il s'était agi de donner plus de corps aux apparitions inquiétantes suggérées par les accidents du frottage – non pas de se laisser seulement dicter un message par des forces obscures, mais de participer activement, charnellement, à la voyance à quoi s'apparente dans ce cas le processus créatif. La violence du tableau pourrait paraître atténuée par son titre – un titre n'est jamais indispensable à l'intelligence d'une œuvre, mais il oriente la perception que nous en avons. Or La Carmagnole est plutôt évocatrice, dans l'imaginaire collectif des Français, de révolte joyeuse. Mais il ne faut pas se laisser abuser par une première impression  : si on l'écoute, le refrain du chant révolutionnaire qui porte ce titre est terrible (qui peut vraiment se réjouir du son d'un canon ?), et "faire danser la Carmagnole" à quelqu'un, en 1793, c'était tout bonnement le guillotiner. La Carmagnole est bien encore une danse, en 1927, mais une danse macabre, ici placée sous la lumière mélancolique d'un soleil pâle. Le tableau de Max Ernst, dans l'énergie de sa facture brute et rugueuse, renouait ainsi avec l'iconographie médiévale, en même temps qu'il se faisait sismographe anticipé des bouleversements à venir dans l'Europe des années 1930.

Didier Semin