Lot 80
  • 80

"Au centre du désert", le chapitre central de Terre des hommes. Manuscrit autographe. Janvier 1936.

Estimate
200,000 - 300,000 EUR
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Description

  • Saint-Exupéry, Antoine de
  • "Au centre du désert", le chapitre central de Terre des hommes.Manuscrit autographe.Janvier 1936.
57 feuillets in-4 (277 x 210 mm), écrits à l'encre brune au recto, numérotés de 1 à 62 (les feuillets 12, 24, 45 et 58 sont blancs). (Restaurations au dernier feuillet.)
Très nombreuses corrections, ratures, passages biffés, et ajouts, à l'encre brune, au crayon bleu ou noir.
Les très nombreux passages qui résultent des coupures successives de Saint-Exupéry ont été retranscrits dans les Notes et Variantes de la Pléiade.
Le tout fut relié dans un volume en bradel vélin, étui.



Saint-Exupéry ayant promis au quotidien L'Intransigeant l'exclusivité de ses articles sur son raid Paris-Saigon, c'est à eux qu'il envoie son texte sur le raid avorté, son accident, son sauvetage. L'Intransigeant fera paraître ce texte sous le titre général "Le vol brisé - Prison de sable"  tous les jours du 30 janvier au 4 février 1936, en 6 articles portant ces titres :  Un avertissement du destin (30 janvier), Soudain, un formidable craquement... (31 janvier),  La soif (1er février), Le délire (2 février), Le supplice du troisième jour (3 février), et Résurrection (4 février).
Saint-Exupéry a remanié son texte pour cette parution en articles, retranchant ou ajoutant des passages, dont les premières pages intitulées Préparation, et la fin racontant le rapatriement de Saint-Exupéry et de Prevot au Caire.  "Au centre du désert" subira un deuxième remaniement, bien plus drastique pour sa parution au sein de Terre des hommes en 1939, le début et la fin du manuscrit disparaissant alors entièrement. Le récit commence alors que Saint-Exupéry est déjà en vol.

Le texte de ce manuscrit, le plus complet qu'il en existe du récit de l'accident, n'a jamais paru tel quel, en son entier.

Catalogue Note

Intitulé « Au centre du désert », ce manuscrit exceptionnel d'Antoine de Saint-Exupéry a une double nature : il est le témoignage d'un épisode décisif de la vie d'un écrivain hors norme et nous offre l'un des plus beaux passages de son oeuvre, repris dans Terre des hommes. Rares sont les documents littéraires d'une telle portée.

Un grand livre

Terre des hommes (1939) est le grand livre d'Antoine de Saint-Exupéry. Il fit de lui, de son vivant, un auteur de notoriété internationale, après la parution de ses deux premiers récits, Courrier Sud (1929) et Vol de nuit (prix Femina, 1931), et avant l'universelle fable du Petit Prince (1943), son oeuvre testamentaire. C'est dans ce recueil que l'écrivain-pilote réunit pour la première fois les grands thèmes de son humanisme littéraire, plongeant sa plume dans l'encrier de ses souvenirs d'aventurier des temps modernes. Car il n'est à ses yeux de grandeur humaine – et d'oeuvre authentique pour l'exprimer – qu'attestée par la brûlure de l'expérience et par les blessures de la vie. Saint-Exupéry rêve d'une littérature morale et exemplaire ; non pour dicter des lois ou des règles de comportement, mais pour éclairer l'homme sur ses propres fins et le rendre, pour ainsi dire, plus présent à lui-même, plus à son aise sur sa planète, plus fidèle à ses ingénuités d'enfant. C'est la confrontation avec le danger, la proximité à la mort et le don total de soi qui révèle l'homme à lui-même, le fait renaître de ses cendres. Terre des hommes, prolongement magnifique d'une vie mouvementée, rythmée par le récit de périlleux sauvetages et la confrontation avec les éléments naturels ou la précarité des relations humaines, est le témoignage poétique de cette révélation.

Détaché de cette expérience des limites, l'homme s'appauvrit et son horizon rétréci le renvoie à sa propre vanité. Au coeur des éléments, et sa vie ne tenant plus qu'à un fil, il se redécouvrira riche d'une spiritualité qu'il ne soupçonnait plus en lui, rattaché aux siens par ces liens où Saint-Exupéry reconnaît le propre de l'homme : l'enfance, l'amitié fraternelle, l'amour... Cette «terre des hommes» que l'écrivain veut reconstruire est à la fois la terre réelle et celle qui la redouble, cette constellation spirituelle que tisse autour d'elle une communauté humaine rendue à sa noblesse tragique.

Saint-Exupéry est un agent double de la littérature. Héros déçu mais nostalgique de la geste aéropostale, il peut faire le lien entre cette nature réversible de l'expérience humaine, qui cherche l'esprit dans la nature la plus hostile, l'inspiration dans la tempête de sable, la méditation à dix mille mètres d'altitude. Son pari, souvent contesté par les siens, est que la littérature peut être la voie d'une conversion de l'homme à lui-même. Mais il faut pour y parvenir qu'elle ne se contente pas d'idées et d'images gratuites, un jeu sans portée, un exercice de style. Rien n'est plus étranger à Saint-Exupéry que la modernité tapageuse et d'artifice d'un Paul Morand. Rien ne lui est moins secourable que cette pathétique impuissance d'André Gide (pourtant le parrain de sa carrière littéraire) qui, exilé sur les mers d'Afrique, lui fait l'effet d'un squelette : « Je n'y trouve pas de quoi vivre. Des schémas de sensations, des schémas d'images, de pensées. Quelle impuissance, il me semble. » (Lettre à Yvonne de Lestrange, Toulouse, 1926).

Terre des hommes est l'antidote à cette littérature désincarnée. Saint-Exupéry, sortant de la demi-fiction sentimentale de ses premiers récits, a désormais la certitude que sa propre vie peut être le support suffisant de son projet littéraire. Il ne s'agit plus de se mentir. Il faut faire œuvre d'authenticité, restituer l'événement dans toutes ses dimensions, sans naturalisme excessif, sans spiritualisme survolant. Ce parfait équilibre, l'écrivain l'atteint dans les grandes pages de Terre des hommes – la leçon de géographie de Guillaumet, son sauvetage dans la Cordillère des Andes, les fées de Concordia,  les aventures sahariennes, l'accident du désert de Libye, le front de Madrid et l'image final du Mozart assassiné chez l'enfant soumis aux migrations, sans racine – comme dans celles de Pilote de guerre, parfaite alliance d'action, de souvenir, de réflexion et de méditation au coeur de la Campagne de France. « Seul l'Esprit, s'il souffle sur la glaise, peut créer l'Homme », écrivait Saint-Exupéry à la fin de Terre des hommes. La littérature est le lieu de cette réconciliation.

De L'Intransigeant à Terre des hommes : un manuscrit exceptionnel

Ce livre décisif dans l'oeuvre de Saint-Exupéry n'est pourtant, à son origine, qu'un recueil de textes épars précédemment publiés dans la presse hebdomadaire et quotidienne. Cette genèse singulière en dit long sur le bouleversement du statut de l'écrivain durant l'entre-deux-guerres et sur l'évolution des supports qui sont à sa disposition pour porter son oeuvre, fût-elle de reportage, à la connaissance de ses lecteurs. Terre des hommes est donc un tissage d'articles parus entre 1932 et 1938 – dans Marianne (1932-1934), La NRF (1933), Air France Revue (1935), Minotaure (1935), L'Intransigeant (1936-37) et Paris-Soir (1936-1938) –, répartis en huit chapitres (neuf dans l'édition originale américaine), où ils seront retravaillés, écourtés et articulés les uns aux autres. Un curieux mais savant assemblage qui, commencé au printemps 1938, finira par trouver sa cohérence et sa signification d'ensemble – celle-là même du parcours biographique et moral de son auteur – et adoptera tout naturellement son titre définitif ; Étoiles par grand vent deviendra, sur épreuves, quelques semaines avant sa parution, Terre des hommes. L'époque y reconnut un grand livre ; l'Académie française lui attribua son grand prix du roman et les Américains le considérèrent comme le Livre de l'année.

L'exceptionnel manuscrit qui est aujourd'hui mis en vente offre un éclairage précieux sur la genèse complexe de cette oeuvre composite, autant qu'il donne accès à un témoignage de première main, presque concomitant à l'épisode qu'il décrit, sur l'un des moments les plus intenses de la vie de Saint-Exupéry. Du 30 janvier au 4 février 1936, Saint-Exupéry publiait en effet dans L'Intransigeant  le récit de son récent accident d'avion dans le désert de Libye, qui s'était produit au cours du raid Paris-Saigon où il s'était engagé. Six articles « exclusifs » se succédèrent en Une du journal, sous le titre générique de « Le Vol brisé. Prison de sable ». Le présent manuscrit est précisément celui de ces articles. Composé de cinquante-sept feuillets autographes, il est, pour l'essentiel (mises à part quelques variantes de détail), conforme à la publication du texte paru dans le quotidien. Son existence était connue depuis sa présentation à la Bibliothèque nationale en 1954, alors qu'il était encore la propriété du journaliste René Delange, ami et biographe de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de L'Intransigeant à l'époque du raid. Ces pages, parmi les plus belles de son oeuvre, seront reprises dans Terre des hommes formant, après quelques variantes et suppressions, le chapitre VII du recueil, intitulé «Au centre du désert». Malgré l'abondance des repentirs d'écriture et le nombre important des ratures et modifications, ce manuscrit de premier jet n'appelle pas de mise au net. On sent Saint-Exupéry sûr de son propos, maîtrisant le détail et la portée de l'épisode qu'il raconte. L'écrivain se montre souvent beaucoup plus hésitant dans ses brouillons manuscrits, gagnant avec plus de peine l'articulation des sens et des motifs, tournant autour de l'expression appropriée de ses idées, souvent entachée dans leur première formulation de lourdeurs et de verbosité. Ici, Saint-Exupéry n'a pas besoin de retrancher ; il va droit au récit, droit à la signification, développe sans mal les parties dialoguées, trouve tout de suite, au fil de la plume et de ses souvenirs, le ton juste et le bon rythme. On est attrapé immédiatement par son récit ; on vit avec lui cet écrasement puis cette marche insensée dans le désert. On sent qu'il s'y joue quelque chose de mystérieux et de décisif, une rencontre peut-être, qui rayonnera dans toute son oeuvre à venir, et qui fut peut-être pour beaucoup dans l'écriture du Petit Prince. Peut-être aussi Saint-Exupéry était-il pressé par le temps car, vendu à L'Intransigeant, ce reportage devait être publié sans délai. Déjà un mois avait passé quand il ouvrait la Une du 30 janvier 1936 ; le journal ne pouvait plus attendre. Le lecteur a la mémoire courte, même si l'annonce de cet accident, et le suspense lié au sauvetage de l'aviateur, avait un mois plus tôt fait grand bruit dans la presse quotidienne nationale.   

Une aventure

Dans ce manuscrit, Saint-Exupéry raconte par le menu l'aventure de son raid entre Paris et Saigon, de sa préparation fiévreuse à son malheureux épilogue. L'aventure s'inscrivait dans le cadre d'un concours du ministère de l'Air doté d'un prix de 150 000 francs. Le 29 décembre, Saint-Exupéry et son mécanicien Prévot s'envolaient à bord du Caudron-Renault Simoun immatriculé F-ANRY, avec l'objectif de battre le record que venait d'effectuer André Japy sur la même distance (1 200 kilomètres) en 3 jours et 15 heures. L'ancien héros de l'Aéropostale aimait les défis : il s'engageait in extremis dans cette aventure, puisque le record devait être battu avant le dernier jour de l'année ! Autant dire qu'il mettait la barre très haut... trop haut, peut-être. Mais cela donnait du piquant à son projet. Et Saint-Exupéry avait, à cette période, un besoin irrépressible de sensations fortes. Les temps glorieux de l'aviation postale étaient derrière lui ; désoeuvré, insatisfait de sa situation professionnelle et conjugale, revenant sans cesse sur la période de grâce qu'il avait connue entre 1927 et 1931 et se cherchant de nouvelles activités pour se détourner de lui-même. Une occasion se présentait à lui de se confronter aux éléments, de retrouver ce contact à la terre, source de renaissance et de fraternité. Le pilote avait soif d'aventure ; le poète avait soif de signification ; le Parisien avait soif de terres lointaines.

Entouré de ses amis du métier (Jean Mermoz, André Viaut pour la météo, Jean Lucas pour l'itinéraire...), il s'engagea avec bonheur et concentration dans l'aventure. Et retrouve la magie des préparatifs, de l'envie, de l'attente, moments privilégiés où l'action se mêle indistinctement à la méditation, où la vie se dédouble de sa signification spirituelle : « On sort le Simoun du hangar. Je fais le tour de mon avion et du dos de la main je caresse les ailes, sans doute est-ce presque de l'amour. Je viens de parcourir treize mille kilomètres sans que le moteur ait toussé une fois, sans qu'un seul écrou se soit desserré. Et ce merveilleux appareil nous sauvera la vie la nuit prochaine en ne se pulvérisant pas dans sa rencontre avec le sol. [...] Le vent, l'aube mêlée de pluie, la voix basse du moteur que l'on fait doucement chauffer, l'instrument de conquête brillant de ses laques neuves, tout va au coeur. Et l'on savoure déjà ces trésors que l'on sent alignés devant soi, cette étendue jaune et verte et brune de cartes, ce chapelet de noms chantants que l'on va égrener, ces heures que vers l'Est on va remonter une à une, cette marche au devant du jour. On savoure cette petite cabine où, mal réveillé, on amarre les thermos, les rechanges et les valises minuscules, ces réservoirs d'essence lourds de pouvoir, et surtout, à l'avant, sur la planche de bord, ces instruments magiques, distribués comme des étoiles, et qui, la nuit, composent une constellation pâle. On aime cette lumière minérale des horizons artificiels et des instruments d'auscultation. Cette cabine résume le monde et l'on y est heureux. Je décolle. » Voici Saint-Exupéry restitué à lui-même !

Après un arrêt d'une heure à Marseille, pour réparer une fuite d'essence, l'avion redécolle pour Tunis, puis Benghazi, puis le cap est mis sur Le Caire. C'est alors que dans la quiétude de la nuit, le pilote goûte « l'ivresse de la solitude. » Il devient « captif des ténèbres », prisonnier d'une nuit épaisse comme de la « glu ». Il cherche à découvrir des feux, des signes, il « fouille des cendres », en vain. À 270 km à l'heure, « un formidable craquement » ébranle « le monde sur ses bases. » À 2 h 45, dans la nuit du 30 décembre, c'est le choc avec le sol, c'est l'accident. L'avion glisse sur un lit de billes de bois pétrifié, sans s'écraser, jusqu'à se trouver bloqué par un banc de sable sans pierres.

Commence progressivement la longue épopée de la soif. Saint-Exupéry et Prévot passent trois jours et quatre nuits dans le désert. La faim et la soif les tiraillent et les hallucinations surgissent peu à peu. Ils décident de partir, de s'éloigner définitivement de leur avion, malgré les consignes, et marchent tout le jour dans la direction nord-est, le corps progressivement brûlé par le soleil, la gorge fermée par la soif. C'est alors qu'à mille miles de toute terre habitée, ils croisent une piste puis une caravane. Un bédouin se retourne et s'approche : « C'est un miracle... Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer... » Le bédouin de Libye leur donne à boire et les sauve. Il est « l'Homme » et apparaît « avec le visage de tous les hommes à la fois », il est le « frère bien-aimé » qui donne l'eau, « la plus grande richesse qui soit au monde. » Naît un « bonheur infiniment simple. »

Un bonheur qui a fait naître le projet de ce récit inoubliable.

Alban Cerisier
Delphine Lacroix